jeudi 14 avril 2011

Qu’est-ce qu’une vie réussie ?

"Un dialogue inédit entre Socrate et Jacques Séguéla

Le 13 février 2009, sur le plateau de l’émission Télématin (France 2), le publicitaire français Jacques Séguéla a tenu ces propos : « Comment peut-on reprocher à un président de la République d’avoir une Rolex ? Tout monde a une Rolex. Si à cinquante ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! »
Lecteur assidu de Platon, je me suis demandé ce que Socrate aurait pensé d’une telle parole. Le problème, c’est que les montres Rolex n’existaient pas encore à son époque - ce qui révèle de manière incidente combien les hommes du passé ont dû être malheureux. Mais peu importe, il devait bien exister dans l’Antiquité un symbole équivalent. J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé chez les historiens de l’Antiquité ce que pouvait être la Rolex du monde gréco-romain, cet objet à la fois non indispensable et prestigieux qu’il importe de posséder comme gage d’une vie réussie. Certes, les signes de richesse et de puissance étaient légion : de la maison au nombre d’esclaves, en passant par les incontournables bijoux. Mais point de trace de quelque chose d’aussi ridicule qu’une montre, qu’on aurait pu considérer comme le signe d’une existence admirable. Je me suis alors tourné vers l’un des meilleurs historiens modernes du monde antique : René Goscinny. Le père d’Astérix m’a donné la clé. Dans Le Domaine des dieux, il montre que le comble du chic c’est d’avoir un menhir dans son atrium (sorte de jardin intérieur).
Alors, avec un petit anachronisme de quelques siècles, j’imagine bien Socrate assistant aux jeux du cirque à Rome. Pendant l’entracte, tandis qu'on évacue les dépouilles ensanglantées des gladiateurs avant de donner quelques chrétiens en pâture aux lions, le speaker du cirque Maximus interroge le grand publicitaire de l’époque, Jacobus Seguelus Bonimentus, sur le côté bling bling du nouvel empereur. Et Seguelus de répondre : « Tout le monde a un menhir dans son jardin. Si à trente ans [cinquante c’est un peu beaucoup pour l’époque] on n’a pas un menhir dans son jardin, c’est quand même qu’on a raté sa vie. » La foule applaudit. Socrate reste dubitatif. À la fin du spectacle, il observe des centaines de braves citoyens romains se précipiter chez des marchands de menhirs. Interloqué, il arrête l’un d’eux. Débute alors le dialogue suivant :

SOCRATE : Dis-moi Julius CRETINUS Verus [c’est le nom du badaud], où donc te rends-tu d’un pas si pressé ?
Julius CRETINUS : Je vais à la via Condotti acheter un menhir.
SOCRATE : Pour quelle raison ?
Julius CRETINUS : Vous n’avez pas entendu Jacobus Seguelus Bonimentus dire que si à trente ans, on n’a pas un menhir dans son jardin, c’est qu’on a raté sa vie ? J’ai vingt-neuf ans et je ne tiens pas à ce qu’on pense une telle chose de moi !
SOCRATE : Ce n’est donc pas pour te convaincre toi, mais plutôt les autres que tu vas acheter un menhir ? Si tu t’interroges, crois-tu que ta vie soit ratée ?
Julius CRETINUS (pensif) : J’ai une femme et des enfants que j’aime ; un métier modeste, mais dans lequel je réussis ; une assez jolie domus et de nombreux amis. J’ai certes quelques soucis, mais je suis plutôt content de ma vie…
SOCRATE : Alors pourquoi courir acheter un menhir si tu penses que tu as plutôt réussi ta vie ?
Julius CRETINUS : Sans doute, Socrate, parce que les autres ne le savent pas. Si j’arbore un beau menhir dans mon jardin, ils penseront à coup sûr que j’ai réussi ma vie !
SOCRATE : Cela semble certain, Cretinus, puisque l’opinion commune le dit. Mais puisque tu sais que cela n’est pas vrai, en retireras-tu une réelle satisfaction ?
Julius CRETINUS : Sans doute pas. Mais je serai rassuré de savoir que mes voisins et mes amis penseront ainsi.
SOCRATE. : As-tu parmi tes connaissances quelqu’un qui possède un menhir dans son jardin ?
Julius CRETINUS : Bien sûr Socrate ! Plusieurs même !
SOCRATE : Et peux-tu affirmer avec certitude, sans risque aucun de te tromper, que toutes ces personnes sont heureuses et ont réussi leur vie ?
Julius CRETINUS : Certainement non ! Claudius est malheureux dans son mariage ; Lucius ne cesse de se plaindre que ses affaires sont au plus bas et qu’il devrait changer de métier ; Cornelius, bien qu’il soit très riche, ne s’est jamais remis de son accident de cheval et geint en permanence ; Caius s’est brouillé avec son fils… assurément aucun n’est vraiment heureux.
SOCRATE : Et pourtant l’opinion commune pense que lorsque l’on a un menhir dans son jardin on a réussi sa vie ?
Julius CRETINUS : C’est en effet ainsi que beaucoup pensent.
SOCRA1E : Mais tu sais bien, toi, que cette opinion est erronée !
Julius CRETINUS : Assurément.
SOCRATE : Si tu le sais, les autres le savent aussi. Nous connaissons tous des abrutis, des vicieux et des hommes très malheureux qui ont de magnifiques menhirs dans leur jardin.
Julius CRETINUS : C’est certain.
SOCRATE : Et tu crois donc, parce que tu auras toi aussi un menhir dans ton jardin, que les autres te croiront heureux et envieront ta vie ?
Julius CRETINUS : C’est peu probable, Socrate.
SOCRATE : Alors, pourquoi aller acheter ce menhir puisque tu sais par ton expérience et par ta réflexion que ce qu’a dit Seguelus est une bêtise et un mensonge ?
Julius CRETINUS (hésitant) : Tu as raison, Socrate. J’ai suivi la foule sans réfléchir. Je vais de ce pas retourner chez moi.
SOCRATE : Va plutôt t’acheter un menhir si tu aimes les menhirs. Mais ne crois jamais qu’il t’apportera le vrai bonheur ou qu’il sera le signe de ta réussite d’homme. Et si tu rencontres quelqu’un qui exhibe son menhir de manière ostensible pensant ainsi s’attirer l’estime d’autrui, ne l’envie pas mais ressens de la pitié pour lui, car c’est un homme bien misérable.

Mais revenons à Jacques Séguéla. Quelques jours plus tard, le 20 février, devant la pluie de critiques qui s’abat sur lui, il fait son mea-culpa dans le Grand Journal de Canal+ : « J’ai dit une immense connerie. C’est l’arroseur arrosé. On attend de moi que je sache communiquer. »  Bravo, c’est bien de le reconnaître. Mais pourtant cette déclaration laisse un arrière-goût d’insatisfaction. Imaginons que son lointain ancêtre ait rencontré Socrate quelques jours plus tard, après qu’il eut confessé son erreur devant l’indignation d’une partie de la population.

(Lire la suite dans:  Frédéric Lenoir, « Petit traité de vie intérieure », Plon, 2010.)
Le pesage de l'âme

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