lundi 29 avril 2013

Le lâcher prise

L’expression « lâcher prise » est devenue le cliché du XXème siècle dans le jargon New Age. On l’emploie inconsidérément à toutes les sauces. Pourtant, il agit d’une puissante opération intérieure qui mérite qu’on s’y attarde. La technique du lâcher prise peut nous apprendre quelque chose d’une importance primordiale.
Lâcher prise signifie littéralement ce que ça dit. C’est une invitation à cesser de se cramponner aux choses – qu’il s’agisse d’une idée, d’un événement, d’un moment particulier, d’un point de vue, d’un désir. C’est abandonner la contrainte, la lutte, la résistance, pour quelque chose de plus fort et de plus sain, issu de notre acceptation des évènements tels qu’ils sont, sans les juger, sans être englués dans le désir. C’est ouvrir la main pour relâcher quelque chose qu’on tenait serré très fort.
Mais nous ne sommes pas seulement englués par nos désirs. Nous ne nous agrippons pas seulement aux choses avec les mains. Nous sommes souvent désespérément accrochés par l’esprit à nos préjugés, nos espoirs et nos aspirations secrètes. Lâcher prise signifie aussi devenir transparent. Cela implique que nous laissions nos peurs et nos angoisses se dérouler jusqu’à leur terme, à la lumière de la pleine conscience.
Lâcher prise est seulement possible si nous prenons conscience et si nous acceptons l’existence de ces lunettes que nous mettons inconsciemment entre nous et la réalité, qui filtrent et colorent notre vision. Nous ne pouvons nous ouvrir pendant ces moments difficiles que si nous les saisissons en reconnaissant que nous sommes en train de juger, de condamner, de rechercher notre intérêt personnel.
La tranquillité, l’intuition et la sagesse ne surviendront que lorsque nous aurons accepté la totalité du moment présent sans avoir besoin de retenir ou de rejeter quelque chose. Ceci est une affirmation dont on peut tester la véracité. Essayez, rien que pour le plaisir. Vérifiez si le lâcher-prise de la partie de vous-même qui désire se raccrocher n’apporte pas en fin de compte une plus grande satisfaction que celle de se cramponner.
(Dr Jon KABAT-ZINN, « Où tu vas, tu es », 1994, J’ai Lu n°7 516, 2009, p.48-49, p.69)
Jon Kabat-Zinn est l’inventeur d’une méditation accessible à tous : la « méditation en pleine conscience ». À ce jour [en 2012], plus de 550 centres, hôpitaux ou cliniques utilisent la MBSR aux États-Unis, et plus de 700 à travers le monde, l’utilisent comme outil de soin.

Fuerteventura (Canaries, Espagne)

vendredi 26 avril 2013

Le piège des concepts

Devenir concret
Un concept est une représentation mentale qui peut s’appliquer à des individus en général. Un concept n’est pas un nom, comme Mary ou John, par exemple. Un nom n’a pas de signification conceptuelle. Un concept s’applique à un nombre infini d’individus. Le concept est universel. Le mot « feuille » peut s’appliquer à toutes les feuilles d’un arbre, le même mot servant à nommer chaque feuille en particulier. Il s’applique en outre à toutes les feuilles de tous les arbres de la terre, les grosses, les petites, les jeunes, les desséchées, les jaunes, les vertes … En bref, si je vous disais : « J’ai vu une feuille ce matin », vous n’auriez pas la moindre idée de la forme ou de la couleur qu’a cette feuille. ...
Lorsque je vous présente un concept, Je vous donne un indice, mais cet indice est si peu de chose. Le concept a une grande valeur, une grande utilité pour la science ... [mais ] le concept omet toujours une chose extrêmement importante, une chose précieuse que l’on ne trouve que dans la réalité : l’unicité concrète. ...
Si vous n’observez pas les choses à travers vos concepts, elles ne vous ennuieront jamais. Chaque chose est unique. Chaque moineau, en dépit de ses similarités avec les autres moineaux, est unique. Les similarités permettent d’abstraire, de créer des concepts, elles sont une aide précieuse dans le cadre de la communication, de l’éducation, de la science. Mais elles peuvent induire en erreur et empêcher de voir un individu en particulier, un individu concret. Si vous ne connaissez que votre concept, vous n’entrez pas en contact avec la réalité, car la réalité est concrète. Le concept mène à la réalité, mais lorsqu’on arrive devant elle, il faut la connaître ou la saisit intuitivement. ...
Une autre caractéristique du concept est que celui-ci est statique alors que la réalité est changeante. Bien que nous utilisions les mots « chutes du Niagara » pour nommer les fameuses cataractes, l’eau qui les constitue est en mouvement constant. On utilise le mot « fleuve » pour des eaux qui ne cessent de couler, le mot « corps » pour un organisme dans lequel les cellules ne cessent de se renouveler. ...
C’est ce qui se passe lorsqu’on met les choses en concepts : elles cessent de couler, elles deviennent statiques, immobiles, mortes. Une vague immobile n’est plus une vague. Une vague est mouvement, action ; si vous l’immobilisez, elle n’est plus une vague. Les concepts sont toujours immobiles, alors que la réalité coule. Si l’on en croit les mystiques (comprendre ou même croire cela ne pose aucun problème, bien que l’on ne s’en aperçoive pas tout de suite), la réalité est un tout, un tout que fragmentent les mots et les concepts. C’est pourquoi traduire est si difficile, chaque langue découpant la réalité différemment. Le mot anglais « home » est impossible à traduire en français et en espagnol. « Casa » ne veut pas dire « home » ; il y a dans ce mot anglais des associations d’idées qui sont particulières à la langue. Chaque langue possède des mots et des expressions intraduisibles, ceux qui la parlent découpant la réalité à leur manière, ajoutant ou soustrayant des mots à une langue toujours changeante. La réalité est un tout et nous la découpons en concepts, ensuite nous utilisons les mots pour nommer ces concepts.
(Anthony de Mello, s.j., « Quand la conscience s’éveille » [1984], Éd. Albin Michel 2010, p.152-156)

Chaîne montagneuse du Haut Atlas, Oukaïmeden (Maroc)

mardi 23 avril 2013

Le bonheur comme un acte de conscience

Tout commence par le bien-être. Avoir le ventre plein, être au calme, au chaud, sans menaces. C'est déjà parfait, c'est déjà merveilleux de se sentir ainsi. Ce bien-être élémentaire est commun à tous les animaux, à tous les vivants, dont l'être humain. Il est possible d'en rester là. Mais il ne s'agit pas vraiment de bonheur, car ce que l'on nomme bonheur va bien au-delà.
Si l'on prend conscience de ces instants de bien-être, si l'on se dit « ce que je vis est une chance, une merveille, une grâce », alors il se passe autre chose. Alors, le bien-être se transcende en bonheur. Si j'ouvre mon esprit et si je savoure de toute ma conscience ce qui m'arrive de bon, si je me rends présent, alors l'impact sur moi de cet instant sera infiniment plus fort. Il dépassera le simple stade de la satisfaction de mes besoins physiques et psychiques. Il sera capable de satisfaire ou d'apaiser mes aspirations et mes démangeaisons métaphysiques : sens, appartenance, amour, paix, éternité...
Sans conscience, pas de bonheur. Ou alors, juste des bonheurs rétrospectifs, comme dans ce vers célèbre de l’écrivain et poète Raymond Radiguet : « Bonheur, je ne t'ai reconnu qu'au bruit que tu fis en partant. » Sans conscience du présent, nous regretterons les bonheurs passés que nous n'avons pas su vivre. Bonheurs mort-nés auxquels nous n'avons pas donné vie par notre conscience. C'est cc qui nous arrive quand l’existence nous bouscule, quand nous avons tant de choses à faire que nous ne prenons pas le temps d'ouvrir les yeux sur toutes les propositions de bonheur qui croisent notre chemin. Ce qui nous arrive aussi lorsque nous sommes tristes ou inquiets : nous n'habitons plus le présent et notre esprit prend demeure dans l'inquiétude de l'avenir ou les regrets du passé. Et le bonheur, nous ne pouvons alors que l'espérer ou le pleurer, et non plus l’éprouver.
La pleine conscience peut nous aider à savourer plus intensément encore la multitude de propositions de bonheur que nous offrent nos journées. Si nous les traversons avec l'esprit ailleurs (dans nos projets, nos pensées, nos soucis), nous ne verrons rien et ne ressentirons rien. Si régulièrement nous ouvrons notre esprit et notre conscience à tout ce qui nous entoure, sans les chercher, nous les verrons. Sans le vouloir, nous serons touchés par leur grâce. Et souvent, nous serons heureux, même par petits bouts. Parenthèses de bonheur dans le cours de nos jours, légères, brèves, imparfaites et incomplètes, mais multiples, changeantes, vivantes et renouvelées. Vies saupoudrées de petites poussières de bonheur. Vies heureuses par petits morceaux : vies heureuses, simplement.
(Christophe ANDRÉ, « Méditer, jour après jour », Éd. L’iconoclaste, 2011, p.235-236)

Grenouille égarée, Monastère de Haghardzine (Arménie)

samedi 20 avril 2013

Mangez-vous en pensant à autre chose ?

Mangez-vous sans y penser ?
De nos jours, avec toutes les pressions sociales et la vie « à grande vitesse » de l’ère de l'Internet, nous mangeons souvent en mode de « pilotage automatique ». Nous ne prêtons pas attention à la quantité de nourriture servie ou que nous avons mangée, à la saveur des aliments. Nous ne nous demandons même pas si nous avons réellement faim. Au lieu de cela, la quantité que nous mangeons est souvent dictée par des causes externes – la taille du bol, la taille de l’assiette, la taille de la portion de l’aliment lui-même. Étant donné la tendance au surdimensionnement observée depuis plus de vingt ans, il est facile d’être victime du « surdimensionnement des portions » et de perdre de vue quelle quantité de nourriture est effectivement appropriée. Récemment, des chercheurs ont entrepris des études scientifiques pour évaluer comment le fait de manger sans y penser affecte notre consommation alimentaire. Ils ont observé que manger en mode « pilotage automatique » peut facilement mener à manger avec excès. Dans une expérience classique, des spectateurs d’une salle de cinéma ont reçu du popcorn soit frais soit ramolli dans des récipients de différentes tailles. Les mordus de cinéma qui ont reçu le popcorn ramolli ont trouvé le goût « désagréable ». Pourtant quand on leur a servi ce popcorn dans un grand récipient, ils ont mangé 61 % de plus qu'ils n’en ont mangé quand il leur a été servi dans un petit récipient tandis qu'ils regardaient le film. De plus, ils sous-estimaient la quantité de popcorn qu'ils avaient mangé. Dans une autre expérience, des étudiants de troisième cycle, qui assistaient à une partie de Super Bowl, qui piochaient dans de grands bols, ont mangé 56 % de plus que les étudiants qui avaient des bols plus petits. Plus la portion de nourriture est importante, moins nous pouvons estimer combien de calories nous absorbons.
Les raisons pour lesquelles nous mangeons en « pilotage automatique » vont au-delà de la taille d'une assiette ou d’une portion. Tout notre environnement encourage le fait de manger sans y penser, des annonces à la TV aux « menus à un dollar » proposés par les fast-foods, en passant par la mise en évidence des nourritures malsaines sur les étagères de supermarché. Toutes ces causes combinées peuvent rendre très, très difficile de savoir ce dont notre corps a vraiment besoin. Mangez-vous sur le pouce, dans votre voiture, ou à votre bureau ? Devez-vous souvent diner à l’extérieur de chez vous parce que vous n'avez pas eu le temps de faire la cuisine ? Et vous surprenez-vous à faire des choix imprudents de nourriture en mangeant hors de chez vous ?
Le pratique de la pleine conscience peut nous aider à éviter les facteurs externes qui nous piègent, et de manger sans y penser. Elle nous aide également à nous concentrer sur les pratiques qui nous maintiennent en bonne santé.
Le mode « pilotage automatique » est l'opposé de la pleine conscience. Manger n'est pas la seule activité que nous faisons sans y penser, et nous sommes amenés au « pilotage automatique » par d’autres facteurs que la simple dimension d’un bol ou d'une assiette. Pendant que nous buvons une tasse de thé, nous nous concentrons davantage sur les soucis et les inquiétudes de la journée, au lieu d'être simplement dans l’instant présent en train d'apprécier le thé. Nous nous asseyons avec quelqu'un que nous aimons, et plutôt que de porter notre attention sur la personne ainsi qu'au moment que nous passons avec elle, nous sommes distraits par d'autres pensées. Nous marchons mais nous sommes davantage occupés à passer en revue les sujets de discussion pour notre prochain rendez-vous qu’à apprécier le moment de sérénité qui s’offre à nous alors que nous marchons. Nous sommes souvent ailleurs, pensant au passé ou au futur plutôt qu’à l’instant présent. Le « cheval au galop » de notre « énergie d'habitude » nous mène, et nous sommes son captif. Nous devons arrêter notre monture et reprendre notre liberté. Nous devons illuminer de la lumière de la pleine conscience tout que nous mangeons et faisons, afin de dissiper l'obscurité du « plein oubli de la conscience ». 
(Thich Nhat Hanh and Dr Lilian Cheung, « Mindful eating, mindful life », Hay House 2010,  p.25-26 ; « Savourez, Mangez et vivez en pleine conscience », Éditions Tredaniel, 2011)

Texte original en anglais :

Do You Eat Mindlessly ?
Nowadays, with all the societal pressures and the « high speed » living of our Internet age, much of our eating happens on autopilot. We do not pay attention to how much food is served or how much we have eaten, how tasty the food is or whether we’re even hungry at all. Instead, how much we eat is often driven by external cues – the size of the bowl, the size of the plate, the portion size of the food itself. Given the supersizing trends over the past twenty years, it is easy to fall victim to « portion distortion » and to lose sight of how much food is an appropriate amount to eat. Recently, researchers have conducted scientific studies looking at how mindless eating affects our food consumption. What they found is that mindless eating can easily lead to overeating. In a classic experiment, people at a movie theater were served fresh or stale pop corn in different-size containers. Moviegoers who were given stale popcorn said the taste was « unfavorable ». Yet when they were served stale popcorn in a large container, they ate 61 percent more popcorn than they did when it was served in a small container while they were watching the movie and they underestimated the amount of popcorn they ate. In another experiment, graduate students at a Super Bowl party who served themselves from large bowls ate 56 percent more snack food than students who served themselves from smaller bowls. The larger the portion size, the less able we are to estimate how many calories we are eating.
The cues for mindless eating reach beyond the size of a plate or the size of a portion. Our whole surroundings support mindless eating, from the ads on TV to fast-food « dollar menus » to favorable placement of unhealthy foods on supermarket shelves. All these cues combined can make it very, very difficult to find what it is our bodies truly need. Are you often eating on the run, in the car, or at your desk ? Do you have to dine out often because you have not had time to cook ? And do you find l yourself making unwise food choices when eating out ?
Praeticing mindfulness can help us avoid the external cues that trap us, avoid mindless eating, and focus in on the practices that keep us healthy.
Mindlessness is the opposite of mindfulness. Eating is not the only activity that we do mindlessly, and we are driven to mindlessness by more than just the size of a bowl or plate. We drink a cup of tea and focus more on the worries and anxieties of the day than on living the moment of enjoying the tea. We sit with someone we love, and rather than focus on the person and this moment we have with them, we’re distracted by other thoughts. We walk but are more focused on reviewing the talking points for our next appointment than on the serene moment we’re having as we walk. We are usually someplace else, thinking about the past or the future rather than the now. The horse of our habit energy is carrying us along, and we are its captive. We need to stop our horse and reclaim our freedom. We need to shine the light of mindfulness on everything we eat and do, so the darkness of forgetfulness will disappear. » (p.25-26)

Petite fleur de printemps, Bretagne (France)


mercredi 17 avril 2013

Un intervalle sépare chaque pensée de la suivante

Dans l’esprit ordinaire, nous percevons le flot de nos pensées comme une continuité ; mais en réalité, tel n’est pas le cas. Vous découvrirez par vous-même qu’un intervalle sépare chaque pensée de la suivante. Quand la pensée précédente est passée et que la pensée suivante ne s’est pas encore élevée, vous trouverez toujours un espace dans lequel vous pourrez apercevoir la nature de l’esprit. La tâche de la méditation est donc de permettre aux pensées de ralentir afin que cet intervalle devienne de plus en plus manifeste.
(SOGYAL Rinpoché, « Étincelles d’éveil » (1995), Pocket n°14 913, 2013, pensée du 6 avril)

Oasis de Siwa (Égypte)


lundi 15 avril 2013

« Qui êtes-vous ? »

Le philosophe allemand Schopenhauer se promenait dans une rue de Dresde, cherchant des réponses aux questions qui l’angoissaient. Soudain, passant devant un jardin, il décida d’y demeurer quelques heures à regarder les fleurs.
Trouvant le comportement de cet homme étrange, un habitant du voisinage appela la police. Quelques minutes plus tard, un policier s’approcha de Schopenhauer.
« Qui êtes-vous ? » lui demanda-t-il d’un ton rude.
Schopenhauer toisa de la tête aux pieds l’homme qui se tenait devant lui.
« Si vous savez répondre à cette question, dit-il, je vous en serai éternellement reconnaissant. »
(Paulo COELHO, « Maktub », 1994, Éditions Anne Carrière, 2004, p. 77  ; J'ai Lu n°9651, 2011, p.72)

Grenier collectif, Ksar Ouled Soltane (Tunisie)

jeudi 11 avril 2013

Gérer les pensées et les émotions

On entend souvent dire que le bouddhisme en général, et la méditation en particulier, visent à supprimer les émotions. Tout dépend de ce que l'on entend par « émotion ». S'il s'agit de perturbations mentales telles que la haine et la jalousie, pourquoi ne pas s'en débarrasser ? S'il s'agit d'un puissant sentiment d'amour altruiste ou de compassion à l'égard de ceux qui souffrent, pourquoi ne pas développer ces qualités ? Tel est en tout cas le but de la méditation.
La méditation nous apprend à gérer les flambées de colère malveillante ou de jalousie, les vagues de désir incontrôlé et les peurs irraisonnées. Elle nous libère du diktat des états mentaux qui obscurcissent notre jugement et sont la source d'incessants tourments. On parle alors de « toxines mentales », car ces états mentaux intoxiquent véritablement notre existence et celle des autres.
Le mot « émotion » provient du mot latin emovere qui signifie « mettre en mouvement ». Une émotion est donc ce qui fait se mouvoir l'esprit, que ce soit vers une pensée nocive, neutre ou bénéfique. L'émotion conditionne l'esprit et lui fait adopter une certaine perspective, une certaine vision des choses. Cette vision peut être conforme à la réalité dans le cas de l'amour altruiste et de la compassion, ou bien déformée dans le cas de la haine ou de l'avidité. Ainsi que nous l'avons souligné plus haut, l'amour altruiste est une prise de conscience du fait que tous les êtres souhaitent, comme nous, être libérés de la souffrance et il se fonde sur la reconnaissance de leur interdépendance fondamentale dont nous participons. A l'opposé, la haine déforme la réalité en amplifiant les défauts de son objet et en ignorant ses qualités. De même, le désir avide nous fait percevoir son objet comme étant désirable à tous points de vue et en ignore les défauts. Il faut donc convenir que certaines émotions sont perturbatrices et d'autres bienfaisantes. Si une émotion renforce notre paix intérieure et nous incite au bien d'autrui, nous pouvons la considérer comme positive, ou constructive ; si elle détruit notre sérénité, trouble profondément notre esprit et nous conduit à nuire aux autres, elle est négative, ou perturbatrice. C'est ce qui différencie, par exemple, une vigoureuse indignation, une « sainte colère », face à une injustice dont nous sommes témoins, d'une colère motivée par l'intention de faire du tort à quelqu'un.
L'important n'est donc pas de s'évertuer à supprimer nos émotions, ce qui serait vain, mais de faire en sorte qu’elles contribuent à notre paix intérieure et nous amènent à penser, parler et agir de façon bienfaisante envers les autres. Pour cela, nous devons nous garder d'en être le jouet impuissant, en apprenant à dissoudre celles qui sont négatives au fur et à mesure qu'elles surgissent, et à cultiver celles qui sont positives.
Comprenons aussi que c'est l'accumulation et l'enchaînement des émotions et des pensées qui engendrent nos humeurs, lesquelles durent quelques instants ou quelques jours, et forment, à plus long terme, nos tendances et nos traits de caractère C'est pourquoi, si nous apprenons à gérer nos émotions de manière optimale, peu à peu, d'émotion en émotion, de jour en jour, nous finirons par transformer notre façon d'être. Telle est l'essence de l'entraînement de l'esprit et de la méditation sur les émotions.
(Matthieu RICARD, « L’art de la méditation », Pocket 2010 n°14068, p.108-110)

Nimmo, Ladakh (Inde)

lundi 8 avril 2013

Le sourire de la pleine conscience

… Si nous arrivons à sourire dans la vie quotidienne, à être paisible et heureux, tout le monde va en profiter, pas seulement nous-mêmes. Si l'on sait vraiment comment vivre, quoi de mieux que de commencer la journée avec un sourire ? Notre sourire affirme notre conscience et notre détermination à vivre paisiblement et dans la joie. La source d'un vrai sourire, c'est un esprit éveillé.
Comment pouvez-vous vous rappeler de sourire au matin ? Vous pouvez suspendre un aide-mémoire – une branche, une feuille, un tableau, quelques mots inspirés – à votre fenêtre ou au plafond au-dessus de votre lit, afin que vous puissiez l'apercevoir en vous réveillant. Une fois que vous avez pris l'habitude de sourire, vous n'aurez peut-être plus besoin d'aide-mémoire. Vous sourirez dès que vous entendrez un oiseau chanter ou que vous verrez la lumière du soleil à travers la fenêtre. Sourire vous aide à commencer la journée en douceur, avec compréhension.
Quand je vois quelqu'un sourire, je sais immédiatement s'il ou elle vit dans la vigilance. Ce demi-sourire, combien d'artistes ont trimé pour le faire apparaître sur d'innombrables statues et tableaux ? Je suis sûr que les peintres et les sculpteurs devaient sourire de ce même sourire en travaillant. Pouvez-vous imaginer un peintre en colère donner naissance à un tel sourire ? Le sourire de Mona Lisa est léger, à peine ébauché. Et pourtant, un sourire comme celui-là suffit à détendre tous les muscles de notre visage, à bannir tous les soucis et toute la fatigue. Un sourire en herbe sur nos lèvres nourrit la conscience et nous calme miraculeusement. Il nous rend la paix que nous croyions avoir perdue.
Notre sourire nous apportera le bonheur – ainsi qu'à ceux qui se trouvent autour de nous. Même si l'on dépense beaucoup d'argent en cadeaux pour tous ceux de notre famille, rien de ce que l'on achètera ne pourra leur donner autant de bonheur que le cadeau de notre vigilance : notre sourire. Et ce précieux cadeau ne coûte rien.
(Thich Nhat Hanh, « La sérénité de l’instant », préface du XIVème Dalaï-lama, J’ai Lu n°8863, 2009, p.21-22)

Renoncule ficaire (Ranunculus ficaria), Bretagne (France)

vendredi 5 avril 2013

Comment éviter que l'attention se laisse engloutir par les vagues des pensées ?

Je surfe, donc je suis
L'expérience du méditant novice confirme que le problème principal est d'abord de se souvenir de « faire attention à faire attention ». Une fois absorbé par une pensée, ce souvenir disparaît. D'après ce que nous avons appris aux chapitres précédents, nous pouvons même faire l'hypothèse raisonnable que l'activité de certains neurones du cortex préfrontal dorso-latéral, chargés de retenir le task set « surveiller attentivement la respiration », est retombée au niveau du bruit de fond. Mais comment le méditant expert résout-il ce problème ? Mon expérience personnelle, au contact de tels experts m'amène à penser qu'ils finissent par développer une sensibilité particulière à certains indices précédant la perte contrôle de l'attention. Les recherches menées en psychologie du sport montrent clairement que dans toutes les disciplines qui demandent de réagir vite à des événements externes, les pratiquants de haut niveau développent à force d'entraînement une sensibilité accrue à toutes les informations qui leur permettent d'anticiper le cours de l’action. Pour le gardien de but, il peut s'agir de la façon dont le tireur de penalty se positionne, et pour le champion de tennis, du geste de service de ses adversaires ; les exemples ne manquent pas. Dans le cas de la méditation, la pratique consiste pour une part importante à éviter que l’attention ne soit captivée. Il est donc raisonnable de penser que le méditant expert est capable d'identifier les signes avant-coureurs de la captivation, pour éviter cette dernière avant qu'elle ne survienne. Ces signes sont brefs, mais visibles, à condition de savoir les reconnaître et y réagir. Il peut s'agir d'une légère tension des muscles du visage au moment où il commence à s'imaginer discuter avec un ami, ou d'une légère tension du cou vers l'avant à la perspective fugace du week-end à venir, ou encore d'une sensation au niveau de l'oreille quand un son attire son attention, ou bien d'un changement subtil dans sa respiration. Dans le zazen, par exemple, la forme de méditation assise pratiquée dans le zen, le méditant est encouragé à faire attention à ses sensations corporelles. Selon cette tradition, les sensations du corps reflètent fidèlement les mouvements de l'esprit, ce qui est conforme à ce que les neurosciences nous ont appris sur le lien entre perception et action dans le lobe pariétal. Même furtives, ces sensations peuvent indiquer qu'une phase de captivation est sur le point de se produire. Il est donc possible que l'expert sache reconnaître les signes accompagnant la capture de son attention suffisamment tôt pour y réagir, avant que la captivation ne suive. Pour le novice, il est déjà trop tard, son attention s'est déjà laissé engloutir par la vague. L’expert surfe, le novice coule.
(LACHAUX Jean-Philippe, « Le cerveau attentif ; Contrôle, maîtrise et lâcher-prise » (2011), Éditions Odile Jacob Poche n°328, 2013, p.309-310)

Goéland planant au-dessus des vagues, Bretagne (France)



lundi 1 avril 2013

On ne peut arrêter les vagues [de l'esprit], mais on peut apprendre à surfer

On pense communément que la méditation est un moyen de fermer son esprit à la pression du monde extérieur. Cette impression est fausse. La méditation n’évacue rien du tout. Mais elle nous aide à voir les choses avec lucidité et à nous situer différemment par rapport à celles-ci.
Les gens qui viennent à notre clinique [de réduction du stress] comprennent très vite que le stress fait partie de la vie. Il est vrai que nous pouvons apprendre à améliorer notre situation en faisant certains choix, mais il existe de nombreux événements sur lesquels nous n’avons pas de prise. Le stress est donc inhérent à la condition humaine. Mais cela n’implique pas que nous devons toujours être victimes des forces négatives qui envahissent nos vies. Nous avons la possibilité d’apprendre à nous en servir, de les comprendre, et même d’y trouver un sens. En prenant les décisions qui s’imposent, nous pouvons utiliser l’énergie de ces forces pour grandir en sagesse et en compassion. Travailler là-dessus demeure le noyau dur de la pratique de la méditation.
Une manière d’appréhender le travail de la pleine conscience est de visualiser notre esprit comme un lac ou un océan. Il y a toujours des vagues. Elles sont parfois grandes, parfois petites. Quelquefois, elles sont presque imperceptibles. Elles sont provoquées par les vents contraires qui varient en intensité. De même, le stress et l’imprévu soulèvent des vagues dans notre esprit.
Quand on n’est pas familier avec la méditation, on croit souvent qu’elle consiste en une manipulation intérieure qui éliminera les vagues comme par magie de sorte que l’esprit sera apaisé et tranquille. Mais de même qu’on ne peut éliminer les vagues en les recouvrant d’un couvercle transparent, de même on ne peut supprimer artificiellement les vagues de notre esprit. D’ailleurs, il serait dangereux d’essayer. Cela ne ferait que créer davantage de tensions et de conflits intérieurs. On peut atteindre à la tranquillité de l’esprit, mais pas en essayant de réprimer l’activité naturelle de celui-ci.
Il est possible de s’abriter des vents violents qui agitent notre esprit en pratiquant la méditation. Au bout d’un certain temps, les turbulences s’atténueront par manque de feed-back. Mais en fin de compte les vents de la vie et de l’esprit finiront par souffler, quoi que nous fassions. La méditation s’applique à travailler avec cette énergie.
(Dr Jon KABAT-ZINN, « Où tu vas, tu es », 1994, J’ai Lu n°7 516, 2009, p.48-49)

Montagnes de marbre d'Ilakane,
dans le massif circulaire de l'adrar Chiriet (Niger)