jeudi 31 janvier 2019

Pourquoi le plaisir s'étiole

Inutile d'être un grand savant pour expliquer pourquoi la capacité d'anticiper produit ce type de déformation. Il suffit d'être un biologiste évolutionniste ou tout simplement d'être prêt à prendre un peu de temps pour réfléchir aux conséquences de l'évolution sur notre comportement.
La logique fondamentale de l'évolution est simple. Nous avons été « conçus » par la sélection naturelle pour reproduire les actes qui ont permis à nos ancêtres de transmettre leurs gènes à la génération suivante : par exemple, manger, faire l'amour, obtenir l'estime des autres et l'emporter sur nos rivaux. J'ai écrit « conçus » entre guillemets parce que, là encore, la sélection naturelle n'est pas un créateur ni un concepteur conscient, intelligent, mais un processus inconscient. Elle crée pourtant des organismes qui donnent l'impression d'être le produit d'un concepteur conscient, qui les aurait bricolés jusqu'à ce qu'ils propagent effectivement ces gènes. Il est donc légitime, à titre d'hypothèse, de réfléchir à la sélection naturelle comme si c'était un « concepteur » et de se mettre à sa place en se demandant : si je concevais des organismes destinés à transmettre leurs gènes, comment ferais-je pour qu'ils se fixent des objectifs allant dans ce sens ?
Autrement dit, sachant que manger, faire l'amour, impressionner les siens et l'emporter sur ses rivaux a permis à nos ancêtres de transmettre leurs gènes, quel type de cerveau concevriez-vous pour qu'ils atteignent ces objectifs ? Ici, je mettrais en avant trois principes de conception qui font sens :
1. Atteindre ces objectifs doit procurer du plaisir puisque, les animaux, y compris les êtres humains, ont tendance rechercher des objets gratifiants.
2. Le plaisir ne doit pas durer éternellement. Si le plaisir ne disparaissait pas, nous n'en aurions plus besoin ; notre premier repas serait le dernier puisque la sensation de faim ne réapparaîtrait jamais. C'est aussi vrai pour le plaisir sexuel  il suffirait d'un rapport, suivi par une vie entière de bien-être. Ce n'est pas le meilleur moyen de transmettre des gènes à la génération suivante !
3. Le cerveau de l'animal doit-il plutôt se concentrer sur 1°) l'idée qu'atteindre ce but sera accompagné de plaisir ; ou 2°) que le plaisir se dissipera peu après ? Si vous avez en tête l’hypothèse 1°, vous serez immédiatement en quête de nourriture, de sexe ou de reconnaissance sociale, alors que si vous avez en tête l’hypothèse 2°, vous risquez d'être ambivalent. À quoi bon rechercher un plaisir avec opiniâtreté s'il s'évanouit aussitôt et crée un nouveau désir de plaisir ? Sans que vous le sachiez, vous serez en proie à l'ennui et vous regretterez de ne pas être philosophe.
Si vous prenez en compte ces trois principes de conception, vous n'aurez aucun mal à comprendre le malheur de l'homme tel que l'a diagnostiqué Bouddha. Oui, dit-il, le plaisir est éphémère, et, oui, il fait de nous des êtres toujours insatisfaits. Pourquoi ? Parce que le plaisir a été conçu par la sélection naturelle pour ne pas durer, afin que l'insatisfaction qui s'ensuit nous incite à rechercher plus de plaisir. La sélection naturelle ne « veut » pas que nous soyons heureux ; elle « veut » que nous soyons productifs, dans son sens à elle. Et le meilleur moyen de nous rendre productifs, c'est que l’anticipation du plaisir soit d'autant plus forte que le plaisir est de courte durée.

(WRIGHT Robert, « Le Bouddhisme a raison, et c’est scientifiquement prouvé » (2017), Éditions Flammarion, 2017, p.19-20)

Salines de Janubio (Lanzarote, Îles Canaries [Espagne])

dimanche 27 janvier 2019

La notion de "conscience du tréfonds" dans le Bouddhisme

La feuille
 Un jour, quand j'étais enfant, je mis mon nez au-dessus de la grande jarre en argile qui se trouvait devant la maison et que nous utilisions pour récupérer l'eau, et j'y vis une très belle feuille tout au fond. Elle avait tellement de couleurs. Je voulus la prendre pour jouer avec, mais mon bras était trop court pour atteindre le fond. J'utilisai alors un bâton pour essayer de la sortir. C'était si difficile que je perdis patience. J'avais remué l'eau vingt fois, trente fois, mais la feuille ne remontait toujours pas à la surface. J'abandonnai donc et jetai le bâton.
Quand je revins quelques minutes plus tard, je découvris avec surprise que la feuille flottait à la surface de l'eau et je la pris dans mes mains. Après mon départ, l'eau avait continué de tourbillonner, ramenant la feuille à la surface. C'est ainsi que fonctionne notre inconscient. Quand nous avons un problème à résoudre ou quand nous voulons avoir une vision plus profonde de la situation, nous devons confier la tâche de trouver une solution au niveau le plus profond de notre conscience. Lutter avec notre mental ne nous aidera pas.
Avant d'aller vous coucher, vous pouvez vous dire par exemple : « Demain, je veux me réveiller à quatre heures et demie. » Et le lendemain matin, vous vous réveillez naturellement à quatre heures et demie. Notre inconscient, que nous appelons dans le bouddhisme notre « conscience du tréfonds », sait écouter. Il collabore avec la partie de notre esprit appelée le « mental », que nous utilisons beaucoup dans la vie quotidienne. Quand nous méditons, nous n'utilisons pas seulement notre conscience mentale ; nous avons besoin d'utiliser également notre conscience du tréfonds. Quand nous semons la graine d'une question ou d'un problème dans notre conscience du tréfonds, nous devons avoir confiance, notre méditation quotidienne fera émerger une vision profonde. Respirer profondément, regarder en profondeur et nous autoriser à être, tout simplement, aide notre conscience du tréfonds à offrir la meilleure vision profonde.

(Thich Nhat Hanh, « La terre est ma demeure » (2016), Éditions Pocket 2018 n° 17166, p.22-23)

Montaña Colorada (Lanzarote, Îles Canaries [Espagne])


mardi 22 janvier 2019

Les simulations produites par le cerveau sont source de souffrances

Selon le bouddhisme, la souffrance est la conséquence du désir irrépressible exprimé à travers Trois Poisons : l'avidité, la haine et l'illusion. Ces termes forts couvrent un vaste éventail de pensées, de mots et d'actes, y compris les plus fugaces et les plus subtils. L'avidité est l'attrait pour la carotte et la haine, une aversion pour le bâton. Tous deux impliquent le désir de connaître plus de plaisir et moins de douleur. L'illusion est l'ignorance de la réalité des choses - par exemple ne pas voir qu'elles sont connectées et changeantes.

Réalité virtuelle
Parfois, ces poisons sont évidents. Toutefois, la plupart du temps, ils opèrent à l'arrière-plan de la conscience, déchargeant et se raccordant discrètement. Ils y parviennent en se servant de la capacité extraordinaire du cerveau à représenter aussi bien l'expérience intérieure que le monde extérieur. Par exemple, les angles morts de vos champs de vision gauche et droit ne ressemblent pas à des trous dans la réalité. C'est le cerveau qui les remplit, tout comme en photographie on retouche les yeux rouges des gens qui regardent vers le flash. En fait, une grande partie de ce que vous voyez « à l'extérieur » est en réalité fabriquée « à l'intérieur » par votre cerveau, comme des images de synthèse dans un film. Seule une petite fraction des données transmises au lobe occipital parvient directement du monde extérieur. Le reste provient des réserves de la mémoire interne et des modules de traitement perceptifs. Votre cerveau simule le monde – chacun de nous vit dans une réalité virtuelle suffisamment proche du réel pour que nous ne nous cognions pas aux meubles.
Dans ce simulateur – dont le substrat neuronal semble centré dans la partie supéro-médiane (supérieure-médiane) de votre cortex préfrontal –, des minifilms passent en permanence. Ces petits clips sont les éléments de base d'une grande partie de l'activité mentale consciente. Pour nos ancêtres, ces simulations d'événements passés augmentaient les chances de survie car elles facilitaient l'apprentissage de comportements efficaces en reproduisant leurs schémas de décharge neuronale. Simuler des événements futurs favorisait également la survie en permettant à nos ancêtres de comparer de possibles conséquences - afin de choisir la meilleure approche - et de mobiliser des séquences sensori-motrices potentielles. Au cours des trois millions d'années écoulées, le cerveau a triplé de taille. Une grande partie de cette croissance a permis d'améliorer les capacités du simulateur, ce qui laisse entrevoir son importance pour la survie.

Les simulations sont la source de souffrances
Aujourd'hui, le cerveau continue à produire des simulations, y compris lorsqu'elles n'ont rien à voir avec la survie. Dès que vous rêvassez ou que vous repensez à un problème relationnel, ces clips se mettent en marche - de petits paquets d'expériences simulées, qui ne durent en général pas plus de quelques secondes. En les observant de près, plusieurs points troublants vous apparaîtront :
  • De par sa nature même, le simulateur vous extrait du moment présent. Vous écoutez un exposé au bureau, vous faites une course ou vous méditez, et soudain votre esprit se retrouve à un millier de kilomètres de là, absorbé dans un minifilm. Pourtant, le bonheur, l'amour et la sagesse authentiques ne sont que dans l'instant présent.
  • Dans le simulateur, les plaisirs semblent généralement extraordinaires, que vous songiez à une seconde part de gâteau ou imaginiez l'accueil qui sera fait à votre rapport au travail. Mais que ressentez-vous réellement quand vous jouez le minifilm dans la réalité ? Les promesses de l'écran sont-elles tenues ? Le plus souvent, non. En vérité, la plupart des gratifications quotidiennes sont moins intenses que celles produites dans le simulateur.
  • Dans le simulateur, les clips débordent de convictions : Bien sûr qu'il dira ceci si je dis cela ... Ils m'ont laissé tomber, c'est évident. Parfois, elles sont verbalisées de manière explicite, mais le plus souvent elles restent implicites, intégrées dans le scénario. En réalité, les convictions explicites et implicites de vos simulations sont-elles vraies ? Parfois oui, mais souvent non. Les minifilms vous bloquent en proposant une vision simpliste du passé et en niant de vraies possibilités d'avenir, comme de nouvelles façons de communiquer avec les autres ou de grands rêves. Leurs convictions sont les barreaux d'une cage invisible qui vous retiennent prisonnier d'une vie plus étroite que celle que vous pourriez avoir en réalité – comme un animal de zoo qui reste recroquevillé dans son vieil enclos bien qu'il ait été libéré dans un grand parc.
  • Dans le simulateur, les événements contrariants du passé passent en boucle, renforçant les associations neuronales entre les faits et les sentiments douloureux qu'ils ont provoqués. Le simulateur vous met également en garde contre des situations à venir dangereuses. Mais, en réalité, la plupart de ses prédictions inquiétantes ne se réalisent jamais. Et, dans le cas contraire, la gêne que vous éprouvez est souvent moins forte et plus brève que prévu. Par exemple, imaginez que vous ayez envie de laisser parler votre cœur : un minifilm pourrait vous faire craindre d'être rejeté et de vous sentir mal. Alors qu'en réalité, lorsqu'on laisse parler son coeur, les choses ne se passent-elles pas correctement, et ne finit-on pas par se sentir bien ?
En résumé, le simulateur vous coupe du moment présent et vous pousse à poursuivre une carotte, qui est moins extraordinaire que vous ne le pensez, tout en vous dissimulant des récompenses plus importantes (comme la satisfaction et la paix intérieure). Ses minifilms débordent de croyances qui réduisent le réel. En plus de renforcer les émotions douloureuses, ils vous conduisent à esquiver des bâtons qui ne vous menacent pas réellement ou qui ne sont pas si dangereux que cela. Et le simulateur fonctionne jour après jour, heure après heure, y compris la nuit, dans vos rêves – et ne cesse de bâtir des structures neuronales qui, très souvent, ne font qu'augmenter votre souffrance.

(HANSON Rick et MENDIUS Richard, « Le cerveau de Bouddha : Bonheur, amour et sagesse au temps des neurosciences » (2009), Pocket n°15 216, 2013, Préface de Christophe André, p. 76-80)

Cueva de Los Verdes (Lanzarote, Îles Canaries [Espagne])