jeudi 28 février 2013

Une heure de vie pour une fortune

Un avare avait accumulé une immense fortune et se préparait à une année de vie agréable avant de se décider sur la manière d’investir son argent, lorsque soudain l’Ange de la mort lui apparut pour lui reprendre sa vie.
L’homme pria, supplia et usa de mille arguments pour qu’on lui accordât encore un petit peu de vie, mais l’Ange était inflexible. « Donnez-moi trois jours de vie et je vous donne une grande partie de ma fortune », supplia l’homme. L’Ange ne voulut rien entendre et commença à l’attirer vers lui. « Donnez-moi juste un jour, je vous en supplie, et vous pourrez avoir tout ce que j’ai accumulé au prix de tant d’efforts et de sueur. »
Il ne réussit à extorquer qu’une petite concession à l’Ange – quelques instants pour rédiger la note suivante : « Ô vous, qui que vous soyez, qui découvrez la présente note, si vous avez assez de moyens de subsistance, ne gâchez pas votre vie en accumulant des fortunes. Vivez ! Toute ma fortune n’a pu m’acheter une seule heure de vie ! »
Lorsque des millionnaires meurent et que les gens demandent : « Combien ont-ils laissé ? », la réponse est, évidemment : « Tout. »
Et quelquefois : « Ils n’ont pas tout laissé : ils ont été séparés de tout. » 
(Anthony de Mello, s.j., « Histoires d’humour et de sagesse » [1987], Éd. Albin Michel poche 2011 n°172, p.85-86)

Orpaillage, Burkina-Faso

mardi 26 février 2013

Renforcer les émotions positives permet d'affaiblir les émotions négatives

À l'instar d'autres penseurs bouddhistes avant lui, Dharmakirti invoque ce que l'on pourrait appeler une « loi psychologique ». Il discerne divers états psychiques, dont les émotions, et les compare à un champ de forces au sein duquel des groupes opposés d'états mentaux interagissent constamment de façon dynamique. Dans le domaine des émotions, l'un de ces groupes comprendrait la haine, la colère, l'hostilité, etc., tandis qu'à l'opposé l'autre serait composé d'émotions positives comme l'amour, la compassion et l'empathie. Pour Dharmakirti, chez un individu donné à un moment donné, si la polarité penche plus fortement d'un côté, l'autre sera plus faible. En conséquence, si l'on travaille à accroître, à renforcer et à consolider les groupes positifs, alors, on affaiblit d'autant les groupes négatifs, les pensées et les émotions se transformant au passage.
Dharmakirti illustre la complexité de ce processus par une série d'analogies frappantes puisées dans l'expérience quotidienne. Les forces en opposition seraient comparables à la chaleur et au froid, qui ne coexistent jamais sans que l'un affaiblisse l'autre. En même temps, aucun n'élimine l'autre instantanément – le processus est graduel. Dharmakirti avait probablement à l'esprit ce qui se passe quand on allume du feu pour réchauffer une pièce froide ou bien quand les pluies de la mousson rafraîchissent les tropiques, où il vivait. En revanche, Dharmakirti dit que la lumière d'une lampe chasse immédiatement les ténèbres.
Cette loi, selon laquelle deux états opposés ne peuvent exister sans que l'un affaiblisse l'autre est la prémisse clé de l'argument bouddhique relatif à la capacité de transformation de la conscience. Cela signifie que la culture de l'amour bienveillant peut, au bout d'un certain temps, réduire la force de la haine dans l'esprit. De plus, selon Dharmakirti, en supprimant l'une des conditions de base, on en supprimera les effets. Ainsi, en éliminant le froid, on supprime effectivement tout ce qu'il entraîne, chair de poule, frissons et claquements de dents.
(Dalaï-lama, « Tout l’univers dans un atome, Science et bouddhisme, une invitation au dialogue », Robert Laffont, 2006, p. 169-170 ; Pocket n°13 348, 2009, p. 151-152)

Lever de brume, Lac de Gerardmer , Vosges (France)

samedi 23 février 2013

Pourquoi est-il si difficile de s'entraîner régulièrement à la pleine conscience ?

[ À propos du « scan mental corporel » et de la méditation de pleine conscience ]
– L’élargissement progressif de la conscience ne se décide pas du jour au lendemain, par un effort de volonté. Il s’apprend peu à peu, grâce à une pratique régulière, qui va certes impliquer le corps entier, mais qui ne saurait se passer d’une restructuration progressive des voies neuronales. Cet entraînement est indispensable. Il n’est pas difficile en soi, je dirais même qu’il est très accessible. Ce qui est difficile, et même mystérieusement insurmontable pour beaucoup de gens, c’est de prendre la décision de le faire ! J’avoue que cette inertie me sidère souvent : voilà des techniques gratuites, faciles à mettre en œuvre et dont les résultats sont flagrants … et pourtant, quelque chose de fantastiquement puissant semble paralyser beaucoup d’entre nous. Nous gaspillons cent fois plus de temps à surfer sur internet !
– Qu’est-ce qui nous freine ainsi ?
– ... Paul Valéry nous souffle une réponse ... : « L’esprit règne, mais ne gouverne pas. » Notre esprit conscient est comme le souverain d’une monarchie parlementaire, il incarne plus qu’il ne gouverne. Il est important, c’est le siège de notre identité personnelle, mais ce n’est pas lui qui prend la plupart de nos décisions. Tant de choses échappent à notre volonté ! Il faut humblement se mettre au travail, descendre au niveau de notre « peuple intérieur », c’est-à-dire faire des exercices pratiques. Vouloir décider est vain si l’on n’a pas longuement expérimenté au préalable.
(Christophe ANDRÉ, Pierre BUSTANY, Boris CYRULNIK, Thierry JANSSEN, Jean-Michel OUGHOURLIAN, Entretiens avec Patrice VAN EERSEL « Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner » (2012), Éditions Albin MICHEL 2012, Entretien avec Christophe ANDRÉ, p.151-152)

Près du monastère d'Alchi, Ladakh (Inde)

jeudi 21 février 2013

Le secret de la sérénité

Bouddha ne semblait pas du tout affecté par les insultes que lui hurlait un visiteur. Lorsque, plus tard, ses disciples lui demandèrent quel était le secret de sa sérénité, il dit :
« Imaginez ce qui arriverait si quelqu’un déposait une offrande devant vous et que vous ne la ramassiez pas ; ou encore, si quelqu’un vous envoyait une lettre que vous refuseriez d’ouvrir : vous ne seriez pas du tout affectés par son contenu, n’est-il pas vrai ? Faites cela chaque fois qu’on vous insulte et vous ne perdrez pas votre sérénité. »
(Anthony de Mello, s.j., « Histoires d’humour et de sagesse » [1987], Éd. Albin Michel poche 2011 n°172, p.99)

Dans le jardin Majorelle, Marrakech (Maroc)

mardi 19 février 2013

La méditation peut modifier le fonctionnement du cerveau de manière permanente

Un dernier lieu d'activité dans le cerveau des moines contemplatifs se distingua : une zone dans le cortex préfrontal gauche, le site d'activité associée au bonheur (1). Pendant que les moines faisaient naître la compassion, l'activité dans le préfrontal gauche noya celle du préfrontal droit (associé aux humeurs noires, comme le mécontentement ou à la vigilance excessive) à un degré jamais encore observé résultant d'une activité mentale. Au contraire, les étudiants qui servaient de cas témoins et qui n’avaient reçu que de brèves instructions sur la méditation compatissante, n’exhibaient pas ces écarts entre les cortex préfrontaux gauche et droit.
Cette étude d'avant-garde démontra que la compassion est médiatisée par des zones cérébrales qui génèrent l'amour maternel, l'empathie et le désir d'aider. Le résultat confirmant que l'activité dans ces régions est absolument plus élevée chez les experts suggère que « cet état positif est une aptitude à laquelle on peut se former », précise Davidson.
« Puisque l'entraînement à la méditation compatissante donne lieu à une activation plus importante des régions liées à l'amour et à l'empathie, nous savons que les émotions sont transformables grâce à l'entraînement mental. La science a longtemps prétendu que la régulation affective et que les réactions émotionnelles sont des aptitudes statiques qui ne changent pas beaucoup à l'âge adulte. Mais nos résultats indiquent clairement que la méditation peut modifier la fonction du cerveau et ce, de manière permanente. »
(1) A. Lutz, L. L. Greischar, N. B. Rawlings, M. Ricard, and R. J. Davidson, « Long- Term Meditators Self-Induce High-Amplitude Gamma Synchrony during Mental Practice », Proceedings of the National Academy of Sciences 101 (Nov. 16, 2004) : 16369-73.
(BEGLEY Sharon, « Entraîner votre esprit, transformer votre cerveau » (2007) [Compte-rendu de la conférence Mind and Life XII du 18-22 octobre 2004], Avant-propos du XIVème Dalaï-lama, Préface de Daniel Goleman, Éditions Ariane 2008, p.272-273)

Tassili N'Ajjer, près de Djanet (Algérie)

samedi 16 février 2013

Les pensées rétrécissent et figent notre vision du réel

Si nous ignorons que nos pensées ne sont rien d'autre que des pensées, cela peut nous causer des ennuis dans presque tous les aspects de notre vie. Si nous le savons, cela nous aide à éviter les pièges que nous tend notre esprit. C'est surtout vrai pour des parents.
Par exemple, si vous pensez que « Tom est paresseux », vous aurez tendance à voir là une vérité et non une simple opinion. Chaque fois que vous verrez Tom, vous verrez un paresseux, sans appréhender tous les autres aspects de sa personnalité, qui sont bloqués ou filtrés par une opinion non nécessairement fondée. En conséquence, vous n'avez avec lui qu'une relation limitée, et sa réponse à votre attitude ne peut que vous conforter dans votre opinion. En réalité, vous avez rendu Tom paresseux dans votre esprit, et vous ne voyez plus Tom en tant que Tom, tel qu'il est en tant qu'être entier, vous ne voyez plus que l'attribut qui vous préoccupe, qui n'est peut-être qu'en partie vrai et qui peut évoluer. Et cela vous empêche peut-être d'avoir avec lui un rapport authentique parce que tout ce que vous dites ou faites sera « chargé » d’une manière qui le met mal à l'aise et dont vous n'avez pas forcément conscience d'être responsable.
Les professeurs font parfois cela. Les parents aussi. Car, en vérité, nous le faisons tous, non seulement avec les enfants mais avec nous-mêmes. Nous nous disons que nous sommes trop ceci ou pas assez cela. Nous nous étiquetons. Nous nous jugeons. Puis nous y croyons. Ce faisant, nous rétrécissons notre vision de ce qui est réel et de ce qui est vrai, et notre opinion prend l'aspect d'une prophétie autoréalisée. Cela nous limite, nous et nos enfants. Cela nous rend incapable de voir le potentiel de transformation qui existe chez nous et chez les autres, parce que nous transportons notre vision rigide, nous refusons de percevoir les multiples dimensions des choses, leur complexité, leur intégrité, leur changement constant.
(KABAT-ZINN Jon et Myla, « À chaque jour ses prodiges, Être parents en pleine conscience » [1997], Éditions Les Arènes, 2012, Préface Christophe André [2012], p.135-136)

Éoliennes, Bretagne (France)

mercredi 13 février 2013

Prendre la vie au sérieux

Ceux qui comprennent combien la vie est fragile savent, souvent mieux que quiconque, à quel point elle est précieuse. …
Prendre la vie au sérieux ne signifie pas se consacrer entièrement à la méditation comme si nous vivions dans les montagnes himalayennes, ou jadis au Tibet. Dans le monde contemporain, il nous faut certes travailler pour gagner notre vie. Pourtant, ce n'est pas une raison pour nous laisser enchaîner à une existence routinière, sans aucune perspective du sens profond de la vie. Notre tâche est de trouver un équilibre, une voie du juste milieu. Apprenons à ne pas nous surcharger d'activités et de préoccupations superflues mais, au contraire, à simplifier notre vie toujours davantage. La clé nous permettant de trouver un juste équilibre dans notre vie moderne est la simplicité.
(Sogyal Rinpoché, « Le livre tibétain de la vie et de la mort », Éditions de la Table Ronde 2003, p.51 ; Livre de Poche n°30 024, p.65)

Scène de marché, frontière avec le Ghana (Burkina-Faso)

samedi 9 février 2013

Le « vagabondage de l'esprit »

Pour acquérir un savoir-faire, le cerveau a besoin : a) de pouvoir essayer plusieurs fois, et b) d'avoir à chaque fois un retour sur sa performance. Prenez une feuille de papier et faites-en une boulette, puis essayez de l'envoyer dans la corbeille la plus proche. La première fois, sauf coup de chance, vous raterez votre cible, mais à force d'essayer, et en corrigeant progressivement la force et la direction du tir, vous finirez par y arriver presque à chaque coup. Le cerveau apprend simplement en constatant à chaque fois son erreur et en affinant progressivement le mouvement. Pour apprendre à se concentrer, le principe est le même. Le cerveau a besoin de savoir s'il fait bien attention ou pas, et surtout d'échouer, de nombreuses fois, jusqu'à trouver la bonne façon de s’y prendre. C'est là que le bât blesse, car pour savoir si vous faites attention, vous devez être attentif... à votre attention. Si vous êtes distrait, vous ne vous rendrez pas compte que vous ne faites pas attention, puisque vous ne faites plus attention. Amusant, non ?
L'évaluation de votre – mauvaise – performance n'est possible qu'après coup, quand vous réalisez que vous vous êtes laissé distraire. Ceux qui ont une expérience de la méditation connaissent très bien ce phénomène. Je m'assois en essayant de rester concentré sur ma respiration, mais bien sûr, mon attention ne tarde pas à décrocher pour s'intéresser à mes pensées, bien plus intéressantes et donc bien plus captivantes. Mon esprit vagabonde ; c'est le phénomène de mind-wandering – terme consacré en neurosciences cognitives et traduction littérale de l'expression « vagabondage de l'esprit » – qui s'accompagne, comme l'ont montré les psychologues Kalina Christoff et Jonathan Schooler, d’une forte activité du réseau par défaut. Il peut alors s'écouler plusieurs minutes avant que je ne remarque que j'ai été captivé. La consigne de l'exercice me revient alors en mémoire, et je ramène simplement et doucement mon attention sur ma respiration, jusqu'à la prochaine distraction, et ainsi de suite. Pour bien faire, il faudrait que je puisse surveiller mon niveau d'attention de façon continue, pour corriger le tir au moindre décrochage et me reconcentrer. Mais si j'en étais capable, je n'aurais plus besoin d’entrainement car je serais en réalité parfaitement et tout le temps attentif. La méditation me propose une solution intermédiaire qui consiste à surveiller mon attention aussi souvent que, possible, c'est-à-dire à chaque fois que je n'oublie pas de le faire.
(LACHAUX Jean-Philippe, « Le cerveau attentif ; Contrôle, maîtrise et lâcher-prise » (2011), Éditions Odile Jacob Poche n°328, 2013, p.305-307)

Tassili N'Ajjer, près de Djanet (Algérie)

mercredi 6 février 2013

Le rapport à l'argent

Contempler un trou béant au pied d’un arbre
Un avare avait caché son or au pied d’un arbre, dans son jardin. Chaque semaine il le déterrait et le regardait pendant des heures. Un jour, un voleur déterra l’or et s’enfuit avec. Lorsque, la fois suivante, l’avare vint contempler son trésor, tout ce qu’il vit, ce fut un trou. L’homme se mit à hurler de désolation et les voisins accoururent pour découvrir de quel malheur il s’agissait. Quand ils furent mis au courant, l’un d’eux demanda : « Avez-vous utilisé une partie de l’or ?
– Non, dit l’avare : je ne faisais que le regarder chaque semaine.
– Eh bien alors, dit le voisin, pour tout le profit que vous apportait cet or, vous pourrez tout aussi bien venir chaque semaine contempler le trou. »
(Anthony de Mello, s.j., « Histoires d’humour et de sagesse » [1987], Éd. Albin Michel poche 2011 n°172, p.81-82)


L’argent n’est rien d’autre qu’un moyen pour faciliter les échanges entre les êtres humains
...
– Vous m’avez fait part, reprit-il, des raisons qui motivent cette partie de vous désireuse de gagner de l’argent. Parlez-moi maintenant de cette autre partie de vous qui rejette cette idée.
– Je crois que l’argent en soi me répugne un peu. J’ai parfois l’impression qu’il n’y a plus que ça qui compte en ce bas monde, que l’argent devient le centre des préoccupations des gens.
– On assiste à une certaine dérive, en effet, et c’est dommage parce que l’argent est pourtant une belle invention.
– Pourquoi dites-vous cela ?
– On oublie souvent qu’à l’origine l’argent n’est rien d’autre qu’un moyen pour faciliter les échanges entre les êtres humains : échanges de biens, mais aussi échanges de compétences, de services, de conseils. Avant l’argent, il y avait le troc. Celui qui avait besoin de quelque chose était dans l’obligation de trouver quelqu’un qui soit intéressé par ce qu’il avait à offrir en échange. Pas facile… Tandis que la création de l’argent a permis d’évaluer chaque bien, chaque service, et l’argent collecté par celui qui les a cédés lui offre ensuite la possibilité d’acquérir librement d’autres biens et services. Il n’y aucun mal à cela. D’une certaine manière, on pourrait même dire que plus l’argent circule, plus il a d’échanges entre les êtres humains, et mieux c’est…
– Vu comme ça, c’est fabuleux !
– C’est comme ça que cela devrait être. Mettre à la disposition des autres ce que l’on est capable de faire, le fruit de son travail, de ses compétences, et obtenir en échange de quoi acquérir ce que d’autres savent faire et pas soi. L’argent n’est d’ailleurs pas quelque chose que l’on devrait accumuler, mais que l’on devrait utiliser. Si l’on partait tous de ce principe, le chômage n’existerait pas, car il n’y a pas de limites aux services que les êtres humains peuvent se rendre mutuellement. Il suffirait de favoriser la créativité des gens et de les encourager à mettre en œuvre leurs projets.
…si l’on utilise l’argent gagné pour donner à d’autres la possibilité d’exprimer leurs talents, leurs compétences, en faisant appel à leurs services, alors l’argent produit une énergie positive. À l‘inverse, si l’on se contente d’accumuler des biens matériels, alors la vie se vide de son sens. On se dessèche petit à petit. Regardez autour de vous : les personnes qui ont passé leur vie à accumuler sans rien donner sont déconnectées des autres. Elles n’ont plus de vraies relations humaines. Elles ne sont plus capables de s’intéresser sincèrement à une personne, ni d’aimer. Et, croyez-moi, quand on en arrive là, on n’est pas heureux.
(GOUNELLE Laurent, « L’homme qui voulait être heureux », Pocket n°13 841, 2010, p.133-135)

Atomium, Bruxelles (Belgique)

dimanche 3 février 2013

Manuel est un homme important et nécessaire

Manuel doit être occupé. Sinon, il pense que sa vie n’a pas de sens, qu’il perd son temps, que la société n’a pas besoin de lui, que personne ne l’aime, que personne ne veut de lui.
Par conséquent, à peine réveillé, il a une série de tâches à accomplir : regarder les nouvelles à la télévision ou les écouter à la radio (il a pu se passer quelque chose pendant la nuit), lire le journal (il a pu se passer quelque chose la veille), prier sa femme de ne pas laisser les enfants se mettre en retard pour l’école, prendre une voiture, un taxi, un autobus, un métro, mais toujours concentré, regardant le vide, regardant sa montre, si possible donnant quelques coups de téléphone sur son mobile – et faisant en sorte que tout le monde voie qu’il est un homme important, utile au monde.
Manuel arrive au travail, se penche sur la paperasse qui l’attend. S’il est fonctionnaire, il fait son possible pour que le chef voie qu’il est arrivé à l’heure. S’il est patron, il met tout le monde au travail immédiatement ; s’il n’y a pas de tâches importantes en perspective, Manuel va les développer, les créer, préparer un nouveau projet, établir de nouvelles lignes d’action.
Manuel va déjeuner, mais jamais seul. S’il est patron, il s’assied avec ses amis, discute des nouvelles stratégies, dit du mal des concurrents, garde toujours une carte dans la manche, se plaint (avec une certaine fierté) de la surcharge de travail. Si Manuel est fonctionnaire, il s’assied aussi avec ses amis, se plaint du chef, dit qu’il fait beaucoup d’heures supplémentaires, affirme avec désespoir (et une grande fierté) que beaucoup de choses dans l’établissement dépendent de lui.
Manuel – patron ou employé – travaille tout l’après-midi. De temps à autre il regarde sa montre, il est bientôt l’heure de rentrer à la maison, mais il reste un détail à résoudre par-ci, un document à signer par-là. C’est un homme honnête, il doit faire de son mieux pour justifier son salaire et répondre aux attentes des autres, aux rêves de ses parents, qui ont fait tant d’efforts pour lui donner l’éducation nécessaire.
Enfin il rentre chez lui. Il prend un bain, met un vêtement plus confortable et va dîner avec sa famille. Il s’enquiert des devoirs des enfants, des activités de sa femme. De temps en temps il parle de son travail, uniquement pour servir d’exemple – il n’a pas l’habitude d’apporter des soucis à la maison. Le dîner terminé, les enfants – qui se moquent bien des exemples, des devoirs, ou des choses de ce genre – sortent de table aussitôt et s’installent devant l’ordinateur. Manuel, à son tour, va s’asseoir devant ce vieil appareil de son enfance, appelé télévision. Il regarde de nouveau les informations (il a pu se passer quelque chose l’après-midi).
Il va toujours se coucher avec un livre technique sur la table de nuit – qu’il soit patron ou employé, il sait que la concurrence est rude et que celui qui ne se met pas à jour court le risque de perdre son emploi et de devoir affronter la pire des malédictions : rester inoccupé.
Il cause un peu avec sa femme – après tout, c’est un homme gentil, travailleur, affectueux, prenant soin de sa famille et prêt à la défendre en toutes circonstances. Le sommeil vient tout de suite, Manuel s’endort, sachant que demain il sera très occupé et qu’il doit recouvrer son énergie.
Cette nuit-là, Manuel fait un rêve. Un ange lui demande : « Pourquoi fais-tu cela ?» Il répond qu’il est un homme responsable.
L’ange continue : « Serais-tu capable, au moins quinze minutes dans ta journée, de t’arrêter un peu, regarder le monde, te regarder toi-même, et simplement ne rien faire ? ». Manuel dit qu’il adorerait, mais qu’il n’a pas le temps. « Tu te moques de moi, affirme l’ange. Tout le monde a le temps, ce qui manque, c’est le courage. Travailler est une bénédiction quand cela nous aide à penser à ce que nous sommes en train de faire. Mais cela devient une malédiction quand cela n’a d’autre utilité que de nous éviter de penser au sens de notre vie. »
Manuel se réveille en pleine nuit, il a des sueurs froides. Courage ? Comment cela, un homme qui se sacrifie pour les siens n’a pas le courage de s’arrêter quinze minutes ?
Il vaut mieux qu’il se rendorme, tout cela n’est qu’un rêve, ces questions ne mènent à rien, et demain il sera très, très occupé.
(Paulo COELHO, « Comme le fleuve qui coule », Flammarion, 2006, p.57-59 ; J’ai Lu n°8285, 2011, p.59-61)

Dunes, pince de crabe de l'Arakao (Niger)