dimanche 10 février 2019

Les mécanismes cérébraux de la dépendance

Matthieu RICARD : Être dépendant, c’est désirer malgré soi, ou continuer de désirer ce que l’on n’aime plus. Il y a quelques années, j’ai été très frappé par les découvertes d’un neuroscientifique, Kent Berridge, que j’ai rencontré à plusieurs reprises, notamment lors de l’une des conférences organisées par l’Institut Mind and Life. Nous avons passé cinq jours à discuter de la question du désir, du besoin et de l’addiction. Ses travaux montrent qu’il y a dans le cerveau des réseaux neuronaux différents pour ce que l’on aime et pour ce que l’on veut. Lorsque l’on aime ce qui procure du plaisir – une bonne douche chaude après une balade dans la neige ou des mets délicieux, par exemple –, ce ne sont pas les mêmes réseaux neuronaux qui sont activés que lorsque l’on veut cette chose. Or le plaisir que l’on éprouve à faire certaines expériences, souvent d’ordre sensoriel, est très volatile. Il peut très vite se transformer en indifférence, en dégoût voire en aversion. Un gâteau à la crème, c’est délicieux, cinq, ça donne la nausée.
Kent Berridge et d’autres chercheurs ont montré qu’à force de répéter des expériences plaisantes on renforce les réseaux cérébraux qui nous font désirer et vouloir ces expériences. Mais il arrive un moment où l’on n’éprouve plus de plaisir, que ce soit pour l’usage d’une drogue, un plaisir sensuel ou toute autre forme de sensation qui était à l’origine plaisante. Et pourtant, on continue à désirer cette expérience, encore et encore. Qui plus est, ce désir, cette soif, est beaucoup plus stable que les sensations plaisantes qui sont, par nature, éphémères. De ce fait, les plaisirs intenses sont plus rares que les désirs intenses. Lorsque le désir devient puissant et constant et que nous sommes hyper-sensibilisés à son objet, on peut parler de dépendance. En fin de compte, on se trouve dans la triste situation de ne pouvoir s’empêcher de désirer quelque chose qui ne nous procure quasiment plus aucun plaisir et qui peut même nous dégoûter.
Kent Berrigde décrit une situation extrême : il est possible d’induire un rat à désirer une chose qui non seulement ne lui a jamais procuré de plaisir mais qu’il avait jusqu’alors considérée comme repoussante. Si l’on active de manière répétitive les aires du cerveau liées au désir au moment où l’on donne au rat une eau aussi salée que celle de la mer Morte (qui est trois fois plus salée que les autres mers), on arrive rapidement à un point de conditionnement où, dès que l’on active l’aire du désir, le rat délaisse immédiatement le levier qui donne accès à une solution d’eau sucrée, pour aller activer celui qui donne de l’eau trop salée, alors qu’avant ce conditionnement il évitait systématiquement ce levier.
On voit à quel point la situation est vicieuse, car il ne suffit pas de dire à la personne en situation de dépendance « Vous n’avez qu’à considérer l’alcool, la drogue ou ’addiction au sexe comme quelque chose de répugnant », parce que, bien souvent, elle est déjà dégoûtée par l’objet de sa dépendance. Il ne suffit donc pas de considérer quelque chose comme indésirable pour ne plus le vouloir. Certains sujets affirment qu’ils ne peuvent pas s’empêcher d’aller vers l’objet de leur désir, tout en détestant leur addiction. Il me semble qu’il y a de grandes leçons à tirer de ces recherches.

(ANDRÉ Christophe – JOLIEN Alexandre – RICARD Matthieu, « À nous la liberté » (2019), Éditions L’iconoclaste / Allary 2019, p.52-54)

Jardin de cactus (Lanzarote, Îles Canaries [Espagne])