jeudi 14 avril 2011

Deux histoires

"... Monseigneur Bienvenu s'était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.
— Ah! vous voilà! s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Eh bien mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts?
Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre.
— Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l'avons rencontré. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie...
— Et il vous a dit, interrompit l'évêque en souriant, qu'elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ! Je vois la chose. Et vous l'avez ramené ici ? C'est une méprise.
— Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?
— Sans doute, répondit l'évêque.
Les gendarmes tachèrent Jean Valjean qui recula.
— Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse ? dit-il d'une voix presque inarticulée et comme s'il parlait dans le sommeil.
— Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas? dit un gendarme.
— Mon ami, reprit l'évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.
Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta à Jean Valjean, les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui put déranger l'évêque.
Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré.
— Maintenant, dit l'évêque, allez en paix. — A propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n'est fermée qu'au loquet jour et nuit.
Puis se tournant vers la gendarmerie :
— Messieurs, vous pouvez vous retirer.
Les gendarmes s'éloignèrent.
Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir.
L'évêque s'approcha de lui, et lui dit à voix basse :
— N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme.
Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec solennité :
— Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu".

Victor Hugo, « Les Misérables », Édition de 1862, Livre 1 Fantine, p. 237-239

*

L’Abbé Anastase avait copié, sur du très beau parchemin qui valait dix-huit sous, le Nouveau et l’Ancien Testaments en entier. Un jour un frère vint le voir, et, apercevant l’ouvrage, l’emporta. Ce même jour, lorsque l’Abbé Anastase voulut lire ce livre, il s’aperçut qu’il avait disparu et comprit que le frère l’avait pris. Mais il n’envoya personne l’interroger, de crainte que le frère n’ajoutât le parjure au vol.
Or celui-ci se rendit à la ville voisine pour vendre le livre, dont il demanda seize sous. L’acheteur lui dit : « Confiez-moi le livre pour que je puisse voir s’il vaut ce prix-là. » Et l’acheteur le rapporta à saint Anastase en lui disant : « Père, veuillez regarder ce livre et me dire si vous croyez que je devrais l’acheter pour seize sous. Vaut-il ce prix-là ? » L’Abbé Anastase répondit : « Oui, c’est un beau livre, il vaut ce prix-là. » L’acheteur revint trouver le frère et lui dit : « Voici votre argent. J’ai montré le livre à l’Abbé Anastase, qui l’a trouvé beau et estime qu’il vaut au moins seize sous. » Le frère demanda alors : « Est-ce tout ce qu’il a dit ? N’a-t-il pas fait d’autres remarques ?
– Non, répondit l’acheteur, pas un mot.
– Eh bien, dit le frère, j’ai changé d’avis ; je ne veux plus vendre ce livre.
Puis il se rendit en hâte chez l’Abbé Anastase et le supplia en pleurant de reprendre son livre ; mais l’Abbé refusa en disant : « Allez en paix, mon frère, je vous en fais cadeau. » Mais le frère répondit : « Si vous ne le reprenez pas je n’aurai plus jamais la paix. » Et le frère passa le reste de sa vie avec l’Abbé Anastase".

« La sagesse du désert, aphorismes des Pères du désert », présentée par Thomas Merton, Albin Michel, 2006, p. 49-50

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire