dimanche 30 mars 2014

La connaissance purement intellectuelle ne suffit pas

Une différence vitale

On demanda un jour à Uwais, le soufi :
« Qu'est-ce que la grâce vous a apporté ? »
Il répondit :
« Quand je m'éveille le matin,
je me sens comme quelqu'un
qui n'est pas sûr de vivre jusqu'au soir. »
L'autre de rétorquer :
« Mais tout le monde sait ça ! »
Uwais :
« Bien sûr :
mais tout le monde ne le sent pas. »

Personne ne s'est jamais enivré en percevant mentalement le mot VIN.

(Anthony de Mello, s.j., « Comme un chant d’oiseau » [1982], Éd. Desclée de Brouwer/Bellarmin 1984, p.14)

Église de Tanahat (Arménie)

vendredi 28 mars 2014

Les aperçus fugitifs de la nature de l'esprit sont une fenêtre à laquelle nous devrions davantage nous pencher

En tibétain, nous appelons Rigpa la nature essentielle de l'esprit, conscience claire primordiale, pure, originelle, à la fois intelligence, discernement, rayonnement et éveil constant. Cette nature de l'esprit, son essence la plus profonde, n'est absolument jamais affectée par le changement ou par la mort. Pour le moment, elle demeure cachée à l'intérieur de notre propre cerveau, enveloppée et obscurcie par l'agitation mentale désordonnée de nos pensées et de nos émotions. De même que les nuages, chassés par une forte bourrasque, révèlent l'éclat du soleil et l'étendue dégagée du ciel, ainsi une inspiration, dans certaines circonstances particulières, peut-elle nous dévoiler des aperçus de la nature de l'esprit. Ces aperçus peuvent être d’intensité et de profondeur très différentes, mais de chacun émane une certaine lumière de compréhension, de sens et de liberté. En effet, la nature de l'esprit est la source même de toute compréhension.
...
Notre mental, qui peut être prodigieux, peut en même temps être notre pire ennemi, tant il est pour nous source d'ennuis. Je souhaiterais parfois que le mental soit comme un dentier que l'on ôterait et déposerait chaque soir à sa table de chevet. Au moins pourrait-on se reposer un peu de ses frasques ennuyeuses et fatigantes.
(SOGYAL Rinpoché, « Étincelles d’éveil » (1995), Pocket n°14 913, 2013, extraits des pensées du 19 et 20 janvier)


Crocus (Bretagne, France)

mardi 25 mars 2014

La méditation de l'amour altruiste au laboratoire

Cultiver l'amour au quotidien
Avant constaté les qualités des émotions positives en général et de l'amour en particulier, Barbara Fredrickson s'est demandé comment mettre en évidence des liens de cause à effet (et non de simples corrélations) entre l'accroissement de l'amour altruiste et l'augmentation des qualités que nous avons décrites dans ce chapitre : la joie, la sérénité et la gratitude par exemple. Elle décida de comparer dans des conditions rigoureuses un groupe destiné à éprouver chaque jour davantage d'amour et d'autres émotions bénéfiques avec un groupe témoin, la répartition entre les deux groupes se faisant par tirage au sort. Restait à savoir comment amener les sujets de l'un des groupes à ressentir davantage d'émotions positives.
C'est alors que la chercheuse s'intéressa à une technique ancestrale pratiquée depuis deux mille cinq cents ans par les méditants bouddhistes : l'entraînement à l'amour bienveillant, ou amour altruiste, souvent enseigné en Occident sous le nom de metta (le terme pali, la langue originelle du bouddhisme). Fredrickson se rendit compte que cette pratique, dont le but est précisément de produire au fil du temps un changement méthodique et volontaire, correspondait exactement à ce qu'elle recherchait.
Elle enrôla pour l'expérience cent quarante adultes en bonne santé (soixante-dix dans chaque groupe), sans inclination spirituelle particulière ni expérience de la méditation. L'expérience dura sept semaines. Pendant ce temps, les sujets du premier groupe, répartis en équipes d'une vingtaine de personnes, reçurent un enseignement sur la méditation de l'amour altruiste donné par un instructeur qualifié, et pratiquèrent ensuite, généralement seuls et pendant une vingtaine de minutes par jour, ce qu'ils avaient appris. Durant la première semaine, on mit l'accent sur l’amour bienveillant envers soi-même ; pendant la deuxième, sur les proches, et les cinq dernières semaines, la méditation eut non seulement pour objet les proches des participants, mais aussi tous ceux qu'ils connaissaient, puis des inconnus et, finalement, l'ensemble des êtres.
Les résultats furent très clairs : ce groupe, qui n'était constitué pourtant que de novices en matière de méditation, avait appris à calmer son esprit et, plus encore, à développer remarquablement sa capacité d'amour et de bienveillance. Comparés aux personnes du groupe témoin (à qui l'on offrit de participer au même entraînement une fois l'expérience terminée), les sujets qui avaient pratiqué la méditation éprouvaient plus d'amour, d'engagement dans leurs activités quotidiennes, de sérénité, de joie, et d'autres émotions bienfaisantes. Au cours de l'entraînement, Fredrickson remarqua également que les effets positifs de la méditation sur l'amour altruiste persistaient durant la journée, en dehors de la séance de méditation et que, jour après jour, l'on observait un effet cumulatif.
Les mesures de la condition physique des participants montrèrent aussi que leur état de santé s'était nettement amélioré. Même leur tonus vagal, dont nous avons vu qu'il ne changeait normalement pas au cours du temps, avait augmenté. Au point que le psychologue Paul Ekman, lors de l'une de nos rencontres, suggéra de créer des « gymnases de l'amour altruiste » ; il faisait allusion à ces salles de culture physique que l'on trouve un peu partout dans les villes, en raison des bienfaits, eux aussi amplement démontrés, de l'exercice physique régulier sur la santé.
(Matthieu RICARD, « Plaidoyer pour l’altruisme, la force de la bienveillance » (2013), Éditions NiL, p.86-87)

Stupa de Swayambunath (Népal)

samedi 22 mars 2014

On ne naît pas libre, on le devient.

De la vraie liberté
… Tout homme aspire à être libre et c'est là une grande et belle ambition, car que vaut la vie d'un prisonnier ou celle d'un esclave ? Il existe toutefois de nombreuses formes de prison ou de servitude. La plus subtile et la plus pernicieuse, celle que bien peu d'hommes considèrent et dénoncent, c'est la prison intérieure de l'homme esclave de lui-même. Est-il libre, l'homme qui devient nerveux, angoissé, irrité, parce qu'il n'a pas pu fumer sa cigarette ? Est-il libre, l'homme qui ne peut s'empêcher de suivre toutes ses pulsions sexuelles ? Est-il libre, l'homme qui s'adonne au jeu à en perdre tous ses biens ? Est-il libre, l'homme qui passe plusieurs heures par jour devant son écran, sans pouvoir décrocher ? Est-il libre, l'homme qui se laisse emporter par une violente crise de jalousie, allant jusqu'à frapper sa femme ? Est-il libre, l'homme qui est tellement angoissé qu'il ne pourra parler en public, ou celui qui ne pourra rester dans une pièce où il a vu une araignée ?
Nous sommes tous plus ou moins prisonniers de nos peurs, de nos pulsions, de notre caractère, de nos habitudes, de nos émotions. La plupart de nos actions et de nos choix sont mus par ces tendances qui nous dominent. Esclaves de nous-mêmes, nous sommes les seuls à pouvoir nous libérer de cette prison intérieure. »
Un sage prit la parole et dit : « Le début de la libération passe par la connaissance de soi. C'est par une introspection, une fine observation de notre comportement, de nos réactions, de l'affleurement de nos émotions, que nous parvenons progressivement à nous connaître et à comprendre les causes profondes de nos actions. Travailler sur nous-mêmes, corriger nos réactions, modifier nos réflexes spontanés ou nos mauvaises habitudes demande effort et volonté. Mais c'est le prix à payer pour gagner notre liberté intérieure. Car l'homme qui ne se connaît pas est comme un aveugle. Il marche sans assurance et risque à tout instant de heurter un obstacle ou de s'égarer. C'est pourquoi le commencement de la sagesse, c'est de tourner son regard vers soi-même et d'apprendre qui nous sommes, quels sont nos motivations, nos besoins, nos réactions, nos attirances et nos répulsions, nos habitudes, nos addictions, nos émotions les plus fortes et quelles en sont les causes. Comme le disait un ancien maître de la sagesse : “On ne naît pas libre, on le devient.” »
(LENOIR Frédéric, « L’Âme du monde », NiL, 2012, p.93-95)

Goéland, Archipel des Sept Îles (Bretagne, France)

mardi 18 mars 2014

Équilibrer le travail et le repos dans la quête spirituelle

Un archer se promenait dans les environs d’un monastère hindou réputé pour la sévérité de ses enseignements lorsqu’il aperçut dans le jardin les moines qui s’amusaient.
« Comment ceux qui cherchent le chemin de Dieu peuvent-ils être aussi cyniques ? » s’exclama l’archer. « Ils prétendent que la discipline est capitale, et puis ils rigolent en cachette ! »
- « Si vous tirez cent flèches à la suite, qu’arrivera-t-il à votre arc ? » interrogea le plus âgé des moines.
- « Il se brisera », répondit l’archer.
- « Si quelqu’un va au-delà de ses propres limites, sa volonté est pareillement brisée », expliqua le moine. Celui qui ne sait pas équilibrer le travail et le repos perd son enthousiasme et ne peut pas aller bien loin. »
(Paulo COELHO, « Maktub », 1994, Éditions Anne Carrière, 2004, p.190  ; J'ai Lu n°9651, 2011, p.185)

Terrasse d'un monastère à Bodnath (Népal)

samedi 15 mars 2014

Face un train de pensées dépressives, la pensée analytique n'est pas adaptée

Le mode « faire » : quand la pensée critique se charge d'un travail qu'elle est incapable de mener
Quand le train de pensées mis en branle par l'état dépressif nous dit que c'est nous le problème, nous cherchons à nous débarrasser immédiatement de ce sentiment. Mais des réflexions plus larges sont déjà lancées : ce n'est pas uniquement aujourd'hui que ça va mal, c'est toute notre vie qui va mal... On se sent alors prisonnier et dans l'obligation d'en sortir.
Le problème est que l'on tente d'en sortir en s'attaquant à ce qui va mal. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi est-ce que je me sens toujours accablé(e) ? Avant même de comprendre ce qui nous arrive, nous cherchons compulsivement les raisons profondes de ce qui ne va pas, en nous et dans notre façon de vivre, pour y remédier. Nous appliquons toutes nos ressources mentales à la résolution de ce problème, en nous fiant à nos capacités critiques.
Or ces capacités critiques sont sans doute le plus mauvais outil pour mener à bien un tel travail. Nous sommes fiers, et à juste titre, de ce que peut notre pensée analytique et critique. Elle représente l'une des plus belles réussites de notre évolution en tant qu'êtres humains et nous aide à surmonter quantité de difficultés tout au long de notre vie. C'est pourquoi, quand nous constatons que quelque chose ne va pas dans notre vie intérieure, émotionnelle, notre esprit réagit souvent en faisant appel au même mode qui résout si efficacement les problèmes de notre vie extérieure. Le mode de l'analyse, du jugement, de la comparaison vise à supprimer l'écart entre les choses telles qu'elles sont et les choses telles que nous voudrions qu'elles soient – à résoudre les problèmes que nous rencontrons. C'est pourquoi nous l’appelons le mode mental du « faire ». C'est le mode par lequel nous réagissons quand nous sommes appelés à agir.
Le mode « faire » est mobilisé parce qu'il nous aide à atteindre un but dans les situations du quotidien et qu’il résout fort bien les problèmes techniques. Considérons par exemple un acte simple : traverser une ville. Pour l'accomplir, le mode « faire » commence par conceptualiser l'endroit où je me trouve (chez moi) et l'endroit où je veux aller (le stade). Il se concentre ensuite automatiquement sur la disparité entre les deux, ce qui détermine les actions capables de réduire l'écart (je prends nia voiture et je démarre). Il surveille en permanence la taille de l'écart, de manière à vérifier si les actions entreprises ont l'effet désiré : réduire la « distance restant à parcourir » entre les deux lieux. Si, par hasard, l'écart grandit au lieu de diminuer, il ajuste les actions en conséquence. Et il répète le processus jusqu'à ce que l'écart n'existe plus. Je suis arrivé à destination, l'objectif est donc atteint, et le mode « faire » est prêt à effectuer la tâche suivante.
Cette stratégie constitue une approche très générale des buts à atteindre, des problèmes à résoudre : si nous voulons faire advenir quelque chose, notre esprit se concentre sur la diminution de l'écart entre notre idée de là où nous sommes et notre idée de là où nous voulons être. Si nous voulons que quelque chose n'advienne pas, il va se concentrer sur l'agrandissement de l'écart entre notre idée de là où nous sommes et notre idée de ce que nous voulons éviter. Ce mode mental ne nous permet pas seulement de gérer les détails de la vie quotidienne, il est aussi à la base des transformations les plus admirables du monde extérieur par l'espèce humaine, depuis la construction des pyramides jusqu’à l'envoi d'un homme sur la lune. Tous ces exploits ont nécessité des solutions fines et élégantes. Il est donc naturel que les mêmes stratégies mentales soient mobilisées pour transformer notre monde intérieur et atteindre au bonheur ou, du moins, échapper au malheur. Et c'est là que les vrais ennuis commencent.
(WILLIAMS Mark, TEASDALE John, SEGAL Zindel, et KABAT-ZINN Jon, « Méditer pour ne plus déprimer » (2007), préface de Christophe ANDRÉ, Éditions Odile Jacob, 2009, p. 65-67)

Crocus (Bretagne, France)

mercredi 12 mars 2014

Le pendule de Foucault et le concept bouddhiste d'interdépendance

L'espace n’est pas seulement indivisible à l'échelle subatomique, il l'est aussi à l'échelle de l'univers entier. C'est ce que nous montre une autre expérience de physique tout aussi célèbre, celle du pendule de Foucault.
Le physicien français Léon Foucault voulait démontrer non pas que l'univers est indivisible, mais que la Terre tourne sur elle-même. En 1851, dans une expérience qui est maintenant reproduite dans nombre de musées du monde, il suspendit un pendule à la voûte du Panthéon, à Paris. Nous connaissons tous le comportement du pendule : une fois lancé, son plan d'oscillation pivote au fil des heures. Si on le lance dans la direction nord-sud, au bout de quelques heures il oscillera dans la direction est-ouest. Si nous étions aux pôles, le pendule ferait un tour complet en exactement vingt-quatre heures. À Paris, à cause d'un effet de latitude, le pendule n'accomplit qu'une fraction de tour en une journée. Pourquoi la direction du pendule change-t-elle ? Foucault répondit à juste titre que ce mouvement n'était qu'apparent : le plan d'oscillation du pendule reste fixe ; c'est la Terre qui tourne. Ayant ainsi mis en évidence la rotation de la Terre, il en resta là.
Mais la réponse de Foucault était incomplète, car un mouvement ne peut être décrit que par rapport à quelque chose qui ne bouge as. C'est le principe de relativité découvert par Galilée et développé au plus haut point par Einstein : le mouvement absolu n'existe pas. Galilée avait déjà compris que « le mouvement est comme rien ». Le mouvement n'existe pas en soi, mais relativement à un repère fixe. Le plan du pendule est fixe, mais il reste fixe par rapport à quel repère ? Quel objet détermine son comportement ? Si un objet est responsable du mouvement du pendule, il restera dans son plan d'oscillation, dont on sait qu'il est fixe. En revanche, si le mouvement du pendule n'est pas déterminé par cet objet, celui-ci finira par dériver en dehors du plan.
Prenons des objets astronomiques connus, des plus proches aux plus lointains. Orientons le plan de notre pendule vers le Soleil. Pendant le périple journalier de notre astre dans le ciel – mouvement apparent dû à la rotation de la Terre –, le plan d'oscillation du pendule semble tourner pour suivre le mouvement solaire. Serait-ce le Soleil qui détermine le plan d'oscillation de notre pendule ? Non, car notre astre sort du plan d'oscillation après quelques semaines. Les étoiles les plus proches, situées à quelques années-lumière, font de même après quelques années. La galaxie Andromède, située à 2,3 millions d'années-lumière, dérive moins, mais finit par sortir du plan. Le temps passé dans le plan s'allonge et la dérive tend vers zéro au fur et à mesure que les objets testés sont plus éloignés. C'en seulement quand le pendule est orienté vers les amas de galaxies les plus lointains, situés à des milliards d’années-lumière, aux confins de l'univers connu, que ceux-ci ne dérivent plus par rapport au plan d'oscillation du pendule.
La conclusion à tirer de ces expériences est extraordinaire : le pendule de Foucault ajuste son comportement non pas en fonction de son environnement local, mais en fonction des galaxies les plus éloignées, ou plus exactement de l’univers tout entier, puisque la quasi-totalité de la masse visible de l'univers se trouve non dans les étoiles proches, mais dans ces galaxies lointaines. En d'autres termes, ce qui se trame chez nous se décide dans l'immensité cosmique, ce qui se passe sur notre minuscule planète dépend de la totalité des structures de l'univers !
Pourquoi le pendule de Foucault se comporte-t-il ainsi ? La réponse n'est pas connue pour l'instant. Le physicien autrichien Ernst Mach (qui a donné son nom à l'unité de mesure des vitesses supersoniques) y voyait une sorte d'omniprésence de la matière et de son influence. Selon lui, la masse d'un objet – la quantité qui mesure son inertie, c'est-à-dire sa résistance au mouvement – résulte de l'influence de l'univers tout entier sur cet objet. C'est ce qu'on appelle le « principe de Mach », énoncé à la fin du XIXème siècle. Lorsque vous peinez à pousser une voiture en panne, la résistance qu'elle exerce au mouvement émane de la totalité de l'univers. Nous retrouvons là le concept bouddhiste d'interdépendance : chaque partie porte en elle la totalité, et de chaque partie dépend tout le reste. Mach n'a jamais formulé en détail cette influence universelle mystérieuse, qui est distincte de la gravité, et personne n'a su le faire après lui. En tout cas, le pendule de Foucault nous force à admettre qu'il existe dans l'univers une interaction d'une tout autre nature que celles décrites par la physique connue : une interaction qui ne fait intervenir ni force ni échange d'énergie, mais qui relie l'univers en son entier.
(TRINH XUAN THUAN, « Le cosmos et le lotus », 2011, Éditions Albin Michel 2011, p. 211-213)


Pendule de Foucault, Panthéon à Paris (France)
Source : Wikipédia

vendredi 7 mars 2014

Vagabondage de l'esprit

Une belle étude sur le vagabondage de l'esprit avait montré, parmi plusieurs résultats passionnants, les points suivants :
  • 1) lorsqu'on explore au hasard les contenus mentaux d'un grand nombre de personnes à différents moments de la journée (ici, près de 5 000 volontaires de tous âges, suivis plusieurs semaines), une fois sur deux leur esprit est en train de se livrer au vagabondage mental (penser à autre chose qu'à l'activité en cours) ;
  • 2) plus l'esprit vagabonde, moins il y a de chances qu'il soit heureux (on évaluait aussi l'humeur au moment du sondage) ;
  • 3) même lorsqu'elles sont agréables, les émotions ressenties aux moments où notre esprit est ailleurs ne le sont jamais plus que quand nous sommes attentifs à ce que nous faisions, même si nous étions en train de rêvasser à des choses plaisantes.
Conclusion des chercheurs, qui en ont fait le titre de leur publication scientifique : « Un esprit qui vagabonde est un esprit malheureux. » Et autre conclusion, en forme de conseil : être concentré sur ce qu'on fait, même si c'est du travail, nous rendra toujours plus heureux que de penser à autre chose, même autre chose d'agréable. Cette corrélation est également une causalité : ce n'est pas seulement parce que nous sommes malheureux que notre esprit vagabonde (par exemple dans de sombres ruminations), mais aussi l'inverse : c'est parce que nous ne savons pas stabiliser notre esprit et nous rendre présents à ce que nous faisons, que cela diminue souvent nos capacités à être heureux. C'est une des raisons pour lesquelles la méditation augmente les émotions positives : elle muscle notre capacité à rester dans le présent et à stabiliser notre esprit.
(ANDRÉ Christophe, « Et n’oublie pas d’être heureux », Éd. Odile Jacob, 2014, p. 349)


Cloche, dans une rue de Patan (Népal)

mercredi 5 mars 2014

Le circuit des émotions

... Il y a deux manières de traiter les émotions. Daniel Goleman [Docteur en psychologie, enseignant à Harvard] les appelle la « voie  haute » (ou lente) et la « voie basse » (ou rapide). Les circuits de la voix basse opèrent en deçà de la conscience et traitent les informations très rapidement. L'essentiel de ce que nous faisons, en particulier dans le domaine émotionnel, est piloté par les imposants réseaux neuronaux qui composent cette voie. Par exemple, si vous percevez une pointe de sarcasme dans la voix de quelqu'un ou si un sourire vous redonne le moral, c'est la voie basse qui est à l’œuvre. À l'inverse, les systèmes neuronaux de la « voie haute » travaillent de manière plus méthodique, pas à pas.
Quand nous traitons les informations à ce niveau, nous sommes conscients de ce qui se passe et nous avons un certain contrôle sur notre vie intérieure – ce qui n'est pas le cas avec la voie basse. Si nous cherchons une manière de riposter à la remarque sarcastique mentionnée ci-dessus ou de nous rapprocher de la personne qui nous a souri, c'est la voie haute qui est sollicitée. Ces deux voies enregistrent les événements à des vitesses différentes. La voie basse est plus rapide mais plus sommaire ; la voie haute, quoique plus lente, offre une vision plus précise de ce qui se passe.
Comme nous l'avons vu, les informations qui transitent par la voie basse sont souvent non verbales et contournent les centres du langage. Nous ressentons quelque chose, mais nous ne l'exprimons pas. Cette intuition peut littéralement nous venir des « tripes ». En effet, nous prenons parfois conscience des informations communiquées par l'amygdale grâce à des circuits qui s'étendent jusqu'au système digestif. La pratique de la pleine conscience peut nous aider à être plus attentif à ce niveau de traitement émotionnel, nous permettant ainsi de mieux gérer nos émotions. Cette forme de maîtrise de soi est cruciale au travail, en particulier lorsqu'on est confronté à des accès d'émotions négatives – peur, anxiété, fureur, frustration – susceptibles de nous submerger. Daniel Goleman parle de « kidnapping par l'amygdale » pour décrire ce qui peut nous arriver quand l’amygdale est subitement activée et que différents processus neuropsychologiques sont déclenchés de sorte que la voie basse domine complètement la voie haute.
(CHASKALSON Michael, « Méditer au travail pour concilier sérénité et efficacité » (2011), Préface de Christophe ANDRÉ (2013), CD audio d’exercices conçus et lus par Christophe ANDRÉ (2013), Éditions des Arènes 2013, p.148-150)

Cormoran, Bretagne (France)

dimanche 2 mars 2014

Le temps est souvent comparable à une fine poudre d’or...

Le temps est souvent comparable à une fine poudre d’or que nous laisserions couler distraitement entre nos doigts sans même nous en apercevoir. Utilisé à bon escient, il devient la navette que l’on fait courir entre les fils des jours pour tisser l’étoffe de la vie. Il est donc essentiel à la quête du bonheur de prendre conscience que le temps est notre bien le plus précieux. Sans causer de tort à personne, il faut avoir la force d’esprit de ne pas céder à la petite voix qui nous susurre d’accorder d’incessantes concessions aux exigences de la vie quotidienne. Pourquoi hésiter à faire table rase du superflu ? Quel avantage y a-t-il à se consacrer au superficiel et à l’inutile ? Ainsi que le dit Sénèque : « Ce n’est pas que nous disposions de très peu de temps, c’est plutôt que nous en perdons beaucoup. »
La vie est courte. Si l’on ne cesse de reporter l’essentiel à plus tard pour se laisser piéger par les contraintes incohérentes de la société, on sera toujours perdant. Les années ou les heures qui nous restent à vivre sont comme une précieuse substance qui s’effrite facilement et n’offre aucune résistance au gaspillage. Malgré son immense valeur, le temps ne sait se protéger lui-même tel un enfant que le premier venu emmène par la main.
Pour l’homme actif, le temps d’or est celui qui permet de créer, de construire, d’accomplir, de se consacrer au bien des autres et à l’épanouissement de sa propre existence. Quant au contemplatif, le temps lui permet de regarder lucidement en lui-même pour éclairer son monde intérieur et retrouver l’essence de l’existence. C’est le temps d’or qui, en dépit d’une inaction apparente, permet de jouir pleinement du moment présent. ...
Le désœuvré parle de « tuer le temps ». Quelle terrible expression ! Le temps n’est plus alors qu’une longue ligne droite monotone. C’est le temps de plomb : il pèse sur l’oisif comme un fardeau et accable celui qui ne supporte pas l’attente, le retard, l’ennui, la solitude, la contrariété et parfois même l’existence. Chaque instant qui passe aggrave son emprisonnement. Pour d’autres, le temps n’est plus que le compte à rebours vers une mort qu’ils redoutent, ou qu’ils appellent parfois de leurs vœux quand ils sont las de vivre. «Le temps qu’ils n’arrivaient pas à tuer finit par les tuer. »
Je me souviens d’une visite dans le sud de la France avec un groupe de moines du monastère où je vis au Népal. Quelques retraités jouaient aux boules sur une place. Je m’aperçus que l’un des moines avait les larmes aux yeux. Il se tourna vers moi et dit : « Ils jouent... comme des enfants ! » et ajouta : « Chez nous, à l’approche de la mort, les vieillards qui ne travaillent plus consacrent leur temps à la méditation et la prière. »
Ressentir le temps comme une expérience pénible et insipide, sentir qu’on n’a rien fait au terme de la journée, au terme d’une année puis au terme de la vie, signale à quel point nous demeurons inconscients du potentiel d’épanouissement dont nous sommes porteurs.
(Matthieu RICARD, « Plaidoyer pour le bonheur », Pocket n°12 276, 2005, p.266-267)

Soleil couchant, à proximité du Pic Naouri (Burkina-Faso)