lundi 5 novembre 2012

Vivons-nous notre vie ?

Le père d'« Aussi Connu que la Lune » (vieille histoire tibétaine)
 Un homme très pauvre, ayant durement travaillé, avait réussi à amasser tout un sac de grain. Il en était très fier et, quand il rentra chez lui, il accrocha le sac à une poutre de sa maison au moyen d'une corde, pour le mettre à l'abri des rats et des voleurs. Quand le sac fut suspendu, pour plus de sûreté, il s'installa dessous afin d'y passer la nuit. Allongé là, son esprit se mit à vagabonder : « Si je peux vendre ce grain par petites quantités, j'en tirerai un plus grand profit... Je pourrai alors en acheter d'autre et recommencer la même opération ; d'ici peu, je serai riche et je deviendrai quelqu'un dans la communauté. Toutes les filles s'intéresseront à moi. J'épouserai une belle femme et, bientôt, nous aurons un enfant... Ce sera un fils, évidemment... Comment pourrions-nous bien l'appeler ? » Laissant son regard errer dans la pièce, il aperçut, par la petite fenêtre, la lune qui se levait.
« Quel signe ! » pensa-t-il. « Voilà qui est de bon augure ! C'est un nom parfait, vraiment : je l'appellerai "Aussi Connu que la Lune"... » Mais, tandis qu'il spéculait de la sorte, un rat s'était frayé un chemin jusqu'au sac et en avait rongé la corde. A l'instant même où les mots « Aussi Connu que la Lune » sortirent de ses lèvres, le sac de grain tomba du plafond, le tuant sur le coup. « Aussi Connu que la Lune », cela va sans dire, ne vit jamais le jour.

Combien d'entre nous, comme l'homme de cette histoire, sommes pris dans le tourbillon de ce que j'appelle aujourd'hui une « paresse active » ? Il existe, naturellement, différentes sortes de paresse : il y a la paresse à l'orientale, et celle à l'occidentale. La paresse à l'orientale est pratiquée à la perfection en Inde. Elle consiste à flâner au soleil toute la journée, sans rien faire, à éviter toute forme de travail et toute activité utile, à écouter de la musique de film hindie à la radio et à discuter avec des amis tout en buvant force tasses de thé. La paresse à l'occidentale est tout à fait différente : elle consiste à remplir sa vie d'activités fébriles, si bien qu'il ne reste plus de temps pour affronter les vraies questions.
Si nous examinons notre vie, nous verrons clairement que nous accumulons, pour la remplir, un nombre considérable de tâches sans importance et quantité de prétendues « responsabilités ». Un maître compare cela à « faire le ménage en rêve ». Nous nous disons que nous voulons consacrer du temps aux choses importantes de la vie, mais ce temps, nous ne le trouvons jamais. Rien qu'en se levant le matin, il y a tant à faire : ouvrir la fenêtre, faire le lit, prendre une douche, se brosser les dents, donner à manger au chien ou au chat, faire la vaisselle de la veille au soir, s'apercevoir qu'on n'a plus de sucre, ou plus de café, aller en acheter, préparer le petit déjeuner – la liste est interminable. Puis, il y a les vêtements à trier, à choisir, à repasser et à replier. Enfin il faut se coiffer, se maquiller... Impuissants, nous voyons nos journées se remplir de coups de téléphone, de projets insignifiants ; nous avons tant de responsabilités... Ne devrions-nous pas dire plutôt d'« irresponsabilités » ?
C'est notre vie qui semble nous vivre, nous porter et posséder sa propre dynamique étrange. En fin de compte, tout choix et tout contrôle semblent nous échapper. Bien sûr, il nous arrive d'en ressentir un certain malaise, d'avoir des cauchemars et de nous réveiller en sueur. Nous nous demandons alors : « Que suis-je en train de faire de ma vie ? » Mais au petit déjeuner, nos peurs se sont dissipées ; nous reprenons l'attaché-case et... nous voici revenus au point de départ.
(Sogyal Rinpoché, « Le livre tibétain de la vie et de la mort », Éditions de la Table Ronde 2003,  p.45-47 ; Livre de Poche n°30 024, p.57-59)

Lune (Photo prise à proximité de l’observatoire de Byurakan, Arménie)

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