jeudi 14 mars 2019

Mais pourquoi chercher à être plus attentif ?

|...] Il peut être intéressant de soigner son attention même dans des situations faciles et sans enjeu… pour trois raisons.
D’abord, vous constaterez peut-être avec moi que lorsque nous laissons notre attention vraiment libre, elle se prend souvent dans toutes sortes de soucis, même en vacances : il y a les courses à faire, le petit à accompagner au cours de voile, et ceci, et cela, etc. Ces petites « Propositions d’Action iMmédiates » [petites sonnettes d’alarme qui nous donnent l’ordre d’interrompre ce que nous sommes en train de faire pour passer à autre chose. Elles créent un effet d’aspiration, ou de captivation, de l’attention.] viennent vite encombrer notre esprit en quête de détente et de liberté. En encapsulant ces minimissions dans des petites bulles, les minimoi (*) libèrent enfin de vraies plages de temps pendant lesquelles notre système exécutif nous laisse un peu en paix. Nous sommes, comme on dit parfois de l’homme du zen, « sans affaire ».
(*) Minimoi / maximoi : Nous pouvons alterner entre un « maximoi », définissant régulièrement la feuille de route à suivre et fixant des petites missions, et des « minimoi » exécutant ces dernières l’une après l’autre. D’une certaine façon, le maximoi programme le GPS, et le minimoi conduit en suivant ses consignes. Le grand avantage de ce dédoublement apparent de personnalité est de dissocier dans le temps les deux grands rôles du système exécutif : le mode stratégique, incarné par le maximoi, et le mode de pilotage rapide, incarné par le minimoi.
Ensuite, en apprivoisant votre attention en eaux calmes, vous acquérez progressivement l’expérience nécessaire pour maîtriser celle-ci quand le vent se lève et que la mer se forme. Voyez dans quelles conditions s’entraînent ceux qui pratiquent la méditation, dans le plus grand silence et sur le confort d’un coussin. Quelle situation demande moins d’attention ? Ensuite, un cerveau qui cherche désespérément à mener de front des activités qui ne sont pas compatibles sur le plan attentionnel est un cerveau qui souffre ; or une attention maîtrisée diminue ces conflits internes. Je suis donc prêt à défendre l’idée qu’elle constitue l’une des clefs du bonheur … même à la plage, où les soucis ne disparaissent pas tous par magie. Et je ne parle même pas de la sensation de facilité et de glissement qu’elle peut procurer dans des activités d’ordinaire difficiles et pénibles.
Mais au-delà de cet apaisement de la vie mentale, une attention maîtrisée change plus globalement notre rapport au monde. Pendant un temps, un mythe populaire propageait l’idée que nous n’utilisions que 10 % de notre cerveau, et faisait croire qu’en passant à 100 %, nous pourrions voler dans les airs ou communiquer par la pensée. Cette croyance est fausse, bien sûr ; mais nous impliquons davantage ces 100 % de « cerveau disponible » quand nous sommes attentifs. Un cerveau attentif se laisse envahir par son objet d’attention ; un cerveau inattentif ne le touche que du bout des lèvres. Le rapport au monde est donc totalement différent : à chaque instant, vous avez le choix entre effleurer la vie ou plonger dedans. Comme l’écrit on ne peut plus clairement Natalie Depraz en introduction d’un très bel ouvrage consacré à l’attention, « l’attention […] fait du monde dans lequel nous évoluons une réalité qui nous importe, qui compte pour nous, qui acquiert du sens à nos yeux  ».
Il est donc assez paradoxal que cette époque du zapping permanent soit si concernée par la recherche d’expériences sensorielles parfaites. Songez à la qualité des salles de cinéma, des écrans d’ordinateurs, des chaînes hi-fi de salon ou même des écouteurs ! À quoi sert une telle technologie quand les sons et les images viennent finalement s’échouer au seuil de cerveaux occupés à autre chose ? Si l’expérience sensorielle que vous attendez n’est pas au rendez-vous, attendez avant de rapprocher l’écran, d’augmenter le volume ou de sortir votre carte de crédit. Essayez d’abord d’ajuster un réglage intérieur, celui de l’attention. Les grands constructeurs continueront bien sûr à rivaliser d’ingéniosité pour enrichir encore à chaque Noël la qualité de l’expérience sensorielle du consommateur. Mais la prochaine frontière n’est pas technologique : le sel de l’expérience, le goût de la vie, c’est l’attention qui l’apporte.
Et cette richesse peut être échangée, partagée avec les autres. Les distractions sont maintenant si nombreuses que nous oublions de plus en plus souvent de réserver notre attention à nos proches. Lire ses SMS au lieu d’accorder toute notre attention à nos amis à table, c’est un peu comme leur servir un demi-verre de vin ou une demi-portion de frites. Même si vos poches sont vides, même si vous n’avez plus rien à donner, vous pouvez encore offrir aux autres votre attention… à condition d’en avoir la maîtrise. Est-ce la clef de l’altruisme ? Je vous laisse y réfléchir !

(LACHAUX Jean-Philippe, « Le cerveau funambule ; Comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences » (2015), Éditions Odile Jacob, , p.261-262)

Péninsule de Jandía (Fuerteventura, Îles Canaries [Espagne])

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