mardi 8 janvier 2013

Observer ses pensées d’un point de vue distancié

Dans la grande salle d’un cinéma parisien, deux hommes s’assoient côte à côte. Ils ne se connaissent pas. Le premier sort à peine du travail et vient pour se détendre et se vider la tête. Le second a déjà vu le film trois fois. Il prend des cours pour devenir cinéaste et rédige un mémoire sur la manière dont le réalisateur utilise l’éclairage. Ces deux hommes vont vivre deux expériences radicalement différentes. Le premier va laisser sa vie de côté pendant deux heures et se laisser transporter dans l’univers glauque des gangs new-yorkais. Pendant ces deux mêmes heures, le second restera immobile, mais admiratif, devant un film projeté en deux dimensions sur l’écran d’un cinéma parisien. Fin de l’histoire.
Un livre consacré à l’attention se doit d’aborder cette grande fresque autobiographique, ce grand spectacle son et lumière dont nous sommes à la fois le personnage principal, le metteur en scène et l’unique spectateur : nos pensées. Jusqu’à présent, ce livre ne s’est intéressé qu’à la distraction de l’attention par des événements du monde extérieur ; mais quand l’attention s’échappe, c’est bien souvent vers l’intérieur qu’elle s’oriente : nous sommes « dans la lune », « rêveurs » ou « perdus dans nos pensées ». Il est grand temps de tourner notre regard vers ce monde intérieur et vers toute cette agitation qui l’anime pour nous emporter parfois loin, très loin, de l’espace physique où se situe notre corps.
Bien que le flot turbulent de nos pensées agite en permanence notre esprit, il est rare que nous prenions le temps de les regarder vivre. En général, nous vivons nos pensées comme le spectateur qui est venu se distraire vit son film : sans aucun recul. Il est pourtant utile de savoir parfois adopter le mode d’observation intéressé mais un peu distancié de l’étudiant qui est en train d’écrire un mémoire. Cette attitude de « cinéaste », qui consiste à prendre le temps d’observer ses pensées d’un point de vue presque technique s’appelle méditation. Ce terme peut surprendre dans un ouvrage scientifique ; mais soyons pragmatiques : il faut savoir faire feu de tout bois pour comprendre l’attention. En l’occurrence, la compréhension de phénomènes mentaux aussi privés que le sont les pensées ne peut pas faire l’économie d’une phase d’observation de soi-même. Il s’agit bien d’une forme d’introspection, mais dont le but n’est pas de produire des faits scientifiques pour valider une théorie du fonctionnement mental, comme l’entendaient les introspectionniste mais plutôt de guider, el de contraindre, des recherches sur cerveau menées par ailleurs de façon objective. Cette approche est celle d’un courant de recherche en neurosciences appelé neuro-phénoménologie, fondé dans les années 1990 par le neurobiologiste chilien Francisco Varela à partir de la phénoménologie des philosophes Edmund Husserl et Maurice Merleau-Ponty. Il s’agit d’un retour à l’observation de sa propre vie mentale, dans un cadre rigoureux rappelant explicitement les techniques de méditation développées dans ce but depuis 2 500 ans sur le continent asiatique.
(LACHAUX Jean-Philippe, « Le cerveau attentif ; Contrôle, maîtrise et lâcher-prise » (2011), Éditions Odile Jacob Poche n°328, 2013, p. 197-199)

Ruines du palais et temples de Basgo, Ladakh (Inde)

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