À la suite de deux attaques, les connexions entre les yeux et le cortex visuel d'un homme appelé le patient X par les médecins avaient été détruites. Ses yeux continuaient à percevoir les signaux, mais son cerveau ne savait plus les déchiffrer, ni même enregistrer leur arrivée. Le patient X était — ou du moins semblait — complètement aveugle.
Quand on présentait à ce patient différentes formes, cercles et carrés, ou les photos d'hommes et de femmes, il n'avait pas la moindre idée de ce que voyaient ses yeux. Mais quand, sur les photos, les visages exprimaient la colère ou le plaisir, il devenait soudain capable de deviner quelles étaient ces expressions, dans une proportion bien supérieure au hasard. Mais comment ?
Les scanners de son cerveau effectués pendant qu'il identifiait ces émotions ont révélé qu'une voie différente de la voie habituelle pour la vue passait des yeux au thalamus, où tous les sens aboutissent d'abord dans le cerveau, avant d'arriver au cortex visuel. Cette seconde route renvoie l'information directement du thalamus à l'amygdale (le cerveau en possède deux, la droite et la gauche). L'amygdale extrait ensuite la signification émotionnelle du message non verbal, que ce soit une grimace, un brusque changement de posture ou une modification du timbre de la voix, quelques microsecondes avant que nous sachions ce que nous regardons.
Bien que l'amygdale soit extrêmement sensible à ces messages, son câblage neural ne permet aucun accès direct au centre de la parole ; en ce sens, l'amygdale est littéralement muette. Quand nous enregistrons une sensation, les signaux émanant de nos circuits cérébraux, au lieu d'alerter l'aire verbale où les mots peuvent exprimer ce que nous savons, reproduisent cette émotion dans notre corps. Le patient X ne voyait donc pas les expressions des visages, il les sentait. C'est ce qu'on appelle la « vision aveugle affective ».
Dans un cerveau intact, l'amygdale se sert de cette même voie pour lire les aspects émotionnels de ce que nous percevons – tonalité satisfaite dans une voix, nuance de colère dans un regard, posture de défaite – et traite ensuite cette information à un niveau subliminal, c'est-à-dire inaccessible à la conscience. Cette vigilance réflexe, inconsciente, signale l'émotion en la reproduisant (ou en suscitant une réaction telle que la peur devant la colère) en nous – mécanisme essentiel de la « contagion » des émotions.
...
La contagion émotionnelle passe par ce qu'on peut appeler la « route basse » du cerveau. La route basse est un circuit qui opère à notre insu, automatiquement et sans effort, à une vitesse incroyable. Une grande partie de nos actes sont pilotés par des réseaux neuraux massifs opérant par la route basse – surtout dans notre vie émotionnelle. Lorsque nous sommes captivés par un beau visage ou sensibles au sarcasme contenu dans une remarque, c'est à la route basse que nous le devons.La « route haute », à l'inverse, passe par des systèmes neuraux qui travaillent plus méthodiquement, étape par étape, et non sans efforts. Elle est consciente et nous donne sur notre vie intérieure un certain contrôle que la route basse nous refuse. Quand nous réfléchissons au moyen d'approcher ce beau visage, quand nous cherchons la meilleure riposte à un sarcasme, nous empruntons la route haute.
...
Si, donc, les émotions se transmettent d'individu à individu en silence et à notre insu, c'est parce que leur circuit de propagation se trouve dans la route basse. Pour simplifier, cette route emprunte des circuits neuraux qui traversent l'amygdale et autres structures automatiques, tandis que la route haute envoie des impulsions au cortex préfrontal, le centre exécutif du cerveau, qui contient notre capacité d'intention — et nous permet de penser ce qui nous arrive.
Les deux routes enregistrent les informations à des vitesses très différentes. La route basse est plus rapide que précise ; la route haute, plus lente, nous donne une vue plus juste de ce qui se passe. La route basse est hâtive, grossière, la route haute est pondérée, raffinée. Pour reprendre les termes du philosophe John Dewey, l'une fait « clac clac, on réagit d'abord, on réfléchit après », et l'autre « hésite, observe ».
La différence de rapidité de ces deux systèmes – l'émotionnel, instantané, prend largement de vitesse le rationnel – nous permet de prendre des décisions subites que nous regrettons parfois ou que nous devons justifier après coup. Quand la route basse a réagi, la haute n'a bien souvent qu'à en tirer le meilleur parti. Comme l'a écrit l'auteur de science-fiction Robert Heinlein : « L'homme n'est pas un animal rationnel, mais un animal rationalisant. »
(GOLEMAN Daniel, « Cultiver l’intelligence relationnelle » (2006), Éditions Pocket, n°14433, 2013, p. 32-36)
Quand on présentait à ce patient différentes formes, cercles et carrés, ou les photos d'hommes et de femmes, il n'avait pas la moindre idée de ce que voyaient ses yeux. Mais quand, sur les photos, les visages exprimaient la colère ou le plaisir, il devenait soudain capable de deviner quelles étaient ces expressions, dans une proportion bien supérieure au hasard. Mais comment ?
Les scanners de son cerveau effectués pendant qu'il identifiait ces émotions ont révélé qu'une voie différente de la voie habituelle pour la vue passait des yeux au thalamus, où tous les sens aboutissent d'abord dans le cerveau, avant d'arriver au cortex visuel. Cette seconde route renvoie l'information directement du thalamus à l'amygdale (le cerveau en possède deux, la droite et la gauche). L'amygdale extrait ensuite la signification émotionnelle du message non verbal, que ce soit une grimace, un brusque changement de posture ou une modification du timbre de la voix, quelques microsecondes avant que nous sachions ce que nous regardons.
Bien que l'amygdale soit extrêmement sensible à ces messages, son câblage neural ne permet aucun accès direct au centre de la parole ; en ce sens, l'amygdale est littéralement muette. Quand nous enregistrons une sensation, les signaux émanant de nos circuits cérébraux, au lieu d'alerter l'aire verbale où les mots peuvent exprimer ce que nous savons, reproduisent cette émotion dans notre corps. Le patient X ne voyait donc pas les expressions des visages, il les sentait. C'est ce qu'on appelle la « vision aveugle affective ».
Dans un cerveau intact, l'amygdale se sert de cette même voie pour lire les aspects émotionnels de ce que nous percevons – tonalité satisfaite dans une voix, nuance de colère dans un regard, posture de défaite – et traite ensuite cette information à un niveau subliminal, c'est-à-dire inaccessible à la conscience. Cette vigilance réflexe, inconsciente, signale l'émotion en la reproduisant (ou en suscitant une réaction telle que la peur devant la colère) en nous – mécanisme essentiel de la « contagion » des émotions.
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La contagion émotionnelle passe par ce qu'on peut appeler la « route basse » du cerveau. La route basse est un circuit qui opère à notre insu, automatiquement et sans effort, à une vitesse incroyable. Une grande partie de nos actes sont pilotés par des réseaux neuraux massifs opérant par la route basse – surtout dans notre vie émotionnelle. Lorsque nous sommes captivés par un beau visage ou sensibles au sarcasme contenu dans une remarque, c'est à la route basse que nous le devons.La « route haute », à l'inverse, passe par des systèmes neuraux qui travaillent plus méthodiquement, étape par étape, et non sans efforts. Elle est consciente et nous donne sur notre vie intérieure un certain contrôle que la route basse nous refuse. Quand nous réfléchissons au moyen d'approcher ce beau visage, quand nous cherchons la meilleure riposte à un sarcasme, nous empruntons la route haute.
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Si, donc, les émotions se transmettent d'individu à individu en silence et à notre insu, c'est parce que leur circuit de propagation se trouve dans la route basse. Pour simplifier, cette route emprunte des circuits neuraux qui traversent l'amygdale et autres structures automatiques, tandis que la route haute envoie des impulsions au cortex préfrontal, le centre exécutif du cerveau, qui contient notre capacité d'intention — et nous permet de penser ce qui nous arrive.
Les deux routes enregistrent les informations à des vitesses très différentes. La route basse est plus rapide que précise ; la route haute, plus lente, nous donne une vue plus juste de ce qui se passe. La route basse est hâtive, grossière, la route haute est pondérée, raffinée. Pour reprendre les termes du philosophe John Dewey, l'une fait « clac clac, on réagit d'abord, on réfléchit après », et l'autre « hésite, observe ».
La différence de rapidité de ces deux systèmes – l'émotionnel, instantané, prend largement de vitesse le rationnel – nous permet de prendre des décisions subites que nous regrettons parfois ou que nous devons justifier après coup. Quand la route basse a réagi, la haute n'a bien souvent qu'à en tirer le meilleur parti. Comme l'a écrit l'auteur de science-fiction Robert Heinlein : « L'homme n'est pas un animal rationnel, mais un animal rationalisant. »
(GOLEMAN Daniel, « Cultiver l’intelligence relationnelle » (2006), Éditions Pocket, n°14433, 2013, p. 32-36)
Détail d'une statue d'un Bouddha (Musée Guimet à Paris, France) |
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