vendredi 26 avril 2013

Le piège des concepts

Devenir concret
Un concept est une représentation mentale qui peut s’appliquer à des individus en général. Un concept n’est pas un nom, comme Mary ou John, par exemple. Un nom n’a pas de signification conceptuelle. Un concept s’applique à un nombre infini d’individus. Le concept est universel. Le mot « feuille » peut s’appliquer à toutes les feuilles d’un arbre, le même mot servant à nommer chaque feuille en particulier. Il s’applique en outre à toutes les feuilles de tous les arbres de la terre, les grosses, les petites, les jeunes, les desséchées, les jaunes, les vertes … En bref, si je vous disais : « J’ai vu une feuille ce matin », vous n’auriez pas la moindre idée de la forme ou de la couleur qu’a cette feuille. ...
Lorsque je vous présente un concept, Je vous donne un indice, mais cet indice est si peu de chose. Le concept a une grande valeur, une grande utilité pour la science ... [mais ] le concept omet toujours une chose extrêmement importante, une chose précieuse que l’on ne trouve que dans la réalité : l’unicité concrète. ...
Si vous n’observez pas les choses à travers vos concepts, elles ne vous ennuieront jamais. Chaque chose est unique. Chaque moineau, en dépit de ses similarités avec les autres moineaux, est unique. Les similarités permettent d’abstraire, de créer des concepts, elles sont une aide précieuse dans le cadre de la communication, de l’éducation, de la science. Mais elles peuvent induire en erreur et empêcher de voir un individu en particulier, un individu concret. Si vous ne connaissez que votre concept, vous n’entrez pas en contact avec la réalité, car la réalité est concrète. Le concept mène à la réalité, mais lorsqu’on arrive devant elle, il faut la connaître ou la saisit intuitivement. ...
Une autre caractéristique du concept est que celui-ci est statique alors que la réalité est changeante. Bien que nous utilisions les mots « chutes du Niagara » pour nommer les fameuses cataractes, l’eau qui les constitue est en mouvement constant. On utilise le mot « fleuve » pour des eaux qui ne cessent de couler, le mot « corps » pour un organisme dans lequel les cellules ne cessent de se renouveler. ...
C’est ce qui se passe lorsqu’on met les choses en concepts : elles cessent de couler, elles deviennent statiques, immobiles, mortes. Une vague immobile n’est plus une vague. Une vague est mouvement, action ; si vous l’immobilisez, elle n’est plus une vague. Les concepts sont toujours immobiles, alors que la réalité coule. Si l’on en croit les mystiques (comprendre ou même croire cela ne pose aucun problème, bien que l’on ne s’en aperçoive pas tout de suite), la réalité est un tout, un tout que fragmentent les mots et les concepts. C’est pourquoi traduire est si difficile, chaque langue découpant la réalité différemment. Le mot anglais « home » est impossible à traduire en français et en espagnol. « Casa » ne veut pas dire « home » ; il y a dans ce mot anglais des associations d’idées qui sont particulières à la langue. Chaque langue possède des mots et des expressions intraduisibles, ceux qui la parlent découpant la réalité à leur manière, ajoutant ou soustrayant des mots à une langue toujours changeante. La réalité est un tout et nous la découpons en concepts, ensuite nous utilisons les mots pour nommer ces concepts.
(Anthony de Mello, s.j., « Quand la conscience s’éveille » [1984], Éd. Albin Michel 2010, p.152-156)

Chaîne montagneuse du Haut Atlas, Oukaïmeden (Maroc)

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