lundi 14 février 2011

Inter-être

"Si vous êtes un poète, vous verrez clairement le nuage flotter dans cette feuille de papier. Sans nuage, pas de pluie. Sans pluie, les arbres ne peuvent pas pousser. Et sans arbres, on ne peut pas faire de papier. Le nuage est essentiel à l’existence du papier. Si le nuage n’est pas là, la feuille de papier n’y est pas non plus. Donc on peut dire que nuage et feuille de papier « inter-sont». Inter-être n’est pas encore dans le dictionnaire, mais si on combine le préfixe « inter» et le verbe « être», on a un nouveau verbe : inter-être.
Si l’on regarde encore plus en profondeur cette feuille de papier, on peut y voir le soleil. Sans soleil, la forêt ne grandit pas. En fait, rien ne grandit sans soleil. Du coup, on sait que le soleil est aussi dans cette feuille de papier. Le soleil et le papier inter-sont. Et si l’on continue à regarder, on peut voir le bûcheron qui a coupé l’arbre et l’a mené à la fabrique pour le transformer en papier. Et l’on voit alors le blé. Nous savons que le bûcheron ne peut exister sans son pain quotidien – et du coup, le blé qui est devenu son pain est aussi dans la feuille de papier. Le père et la mère du bûcheron y sont aussi. Quand l’on regarde de cette façon, nous voyons bien que sans toutes ces choses, la feuille de papier ne peut pas exister.
En regardant encore plus profondément, nous pouvons nous y voir nous aussi, dans cette feuille de papier. Ce n’est pas difficile à voir puisque la feuille regardée fait partie de notre perception. Votre esprit est là – et le mien aussi. On peut donc dire que tout est dans cette feuille de papier. Il est impossible d’y nommer une chose qui n’y soit pas – le temps, l’espace, la terre, la pluie, les minéraux du sous-sol, le soleil, le nuage, la rivière, la chaleur. Tout coexiste dans cette feuille de papier. C’est pourquoi je pense que le mot inter-être devrait être dans le dictionnaire : « être », c’est inter-être. On n’est jamais tout seul. Nous devons inter-être avec tout ce qui existe. Cette feuille de papier est, car tout le reste est.
Supposez que nous voulions faire revenir un de ces éléments à sa source, les rayons du soleil au soleil, par exemple. Pensez-vous que cette feuille de papier pourra continuer d’exister ? Non : car sans la lumière du soleil, rien ne peut être. Et si nous supprimions le bûcheron, le faisant revenir au temps précédant sa conception, alors nous n’aurions pas non plus de feuille de papier. Le fait est que cette feuille de papier est uniquement faite d’éléments « non-papier ». Et si nous faisions revenir ces éléments à leur source, alors il n’y aurait plus de papier du tout. Sans éléments « non-papier », comme l’esprit, le bûcheron, la lumière du soleil, etc., il n’y aura pas de papier. Aussi fine que soit cette feuille de papier, elle contient tout l’univers en elle".

Thich Nhat Hanh, « La sérénité de l’instant », préface du XIVème Dalaï-lama, J’ai Lu n°8863, 2009, p.113-115

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