samedi 29 janvier 2011

Embrasser l’univers de l’autre (se synchroniser)

"- Eh bien, je vais te confier un secret. Un secret pour te permettre d’entrer en relation avec n’importe qui, même d’une culture différente de la tienne. Entrer en relation et donner tout de suite à cette personne envie d’échanger avec toi, d’écouter ta parole, de respecter ton point de vue, même s’il est différent du sien, et de te parler avec sincérité.
Une telle perspective était bien sûr désirable…
- Embrasse l’univers de ton prochain, et il s’ouvrira à toi.
Je restai songeur. Certes, la formulation me plaisait, m’évoquant un libellé magique dont le sens m’échappait encore un peu.
- Vous avez le mode d’emploi qui va avec ?
Il sourit.
- Si on restait à un niveau purement mental, je formulerais ce secret différemment. Je te dirais quelque chose du genre : « Cherche à comprendre l’autre avant de chercher à être compris. » Mais ça va bien au-delà. On ne peut résumer la communication entre deux êtres à un simple échange intellectuel. Elle se passe aussi à d’autres niveaux, simultanément…
- D’autres niveaux ?
- Oui, notamment sur le plan émotionnel : les émotions que tu ressens en présence de l’autre sont perçues, souvent inconsciemment, par ton interlocuteur. Si tu ne l’aimes pas, par exemple, même si tu parviens à le cacher parfaitement, il le ressentira d’une manière ou d’une autre.
- C’est probable…
- L’intention que l’on a est aussi quelque chose que l’autre ressent.
- Vous voulez dire ce que l’on a en tête pendant la conversation ?
- Oui, et pas forcément consciemment, d’ailleurs… Un exemple : les réunions de bureau. La plupart du temps, dans ces réunions, quand un individu pose une question, il n’a pas véritablement l’intention d’obtenir une réponse.
- Comment ça ?
- Son intention peut être juste de montrer qu’il pose des questions intelligentes… Ou encore de mettre mal à l’aise son interlocuteur devant le reste de l’assistance, ou de prouver qu’il s’intéresse au sujet, ou encore de prendre un leadership sur le groupe…
- Oui, ça me rappelle quelques souvenirs, en effet !
- Et assez souvent, c’est bien l’intention qui est perçue par l’interlocuteur, plus que la question elle-même. Quand quelqu’un cherche à nous coincer, on le sent bien, n’est-ce pas, même s’il n’y a rien dans ses paroles qu’on puisse objectivement lui reprocher.
- C’est clair…
- Je pense qu’il se passe aussi des choses à un niveau… spirituel, même s’il est plus difficile de démontrer quoi que ce soit dans ce domaine.
- Bon, alors concrètement, qu’est-ce que je fais de votre belle formule magique ?
- Embrasser l’univers de l’autre, c’est d’abord faire mûrir en toi l’envie d’entrer dans son monde. C’est t’intéresser à lui au point de vouloir expérimenter ce que c’est que d’être dans sa peau : prendre plaisir à essayer de penser comme lui, de croire ce qu’il croit, et même de parler comme lui, de se mouvoir comme lui… Quand tu parviendras à ça, tu seras en mesure de ressentir assez justement ce que l’autre ressent et de vraiment comprendre cette personne. Chacun de vous se sentira en phase avec l’autre, sur a même longueur d’onde. Tu peux, bien sûr, regagner ensuite ta position. Vous conserverez une qualité de communication profitable à tous les deux. Et tu verras que l’autre cherchera alors aussi à te comprendre. Il se mettra à s’intéresser à ton univers, mû notamment par le désir de faire perdurer une telle quarté de relation.
- C’est un peu bizarre, tout ça…
- Bon, je vais essayer de te faire ressentir ça toi-même. On va faire une expérience, qui porte sur l’un seulement des aspects que je viens de citer. Il me faut un peu de préparation, dit-il en se levant. En fait, il faut que j’aille chercher deux chaises. On ne peut rien faire dans ces fauteuils, on est trop engoncés.
Il sortit du bureau, suivi par Catherine. J’entendis leurs pas s’éloigner dans le couloir. J’étais partagé : une partie de moi, attirée par ces choses un peu mystérieuses sur les rapports entre les êtres humains, était dans l’expectative. Une autre, plus terre à terre, était plutôt dubitative…
Ils entrèrent.
- On va les mettre là... Ils disposaient deux chaises face à face, à moins d’un mètre l’une de l’autre.
- Tiens, assieds-toi là, me dit-il, désignant l’une d’elles.
Je m’assis. Il attendit une seconde, puis s’assit à son tour.
- Je voudrais, reprit-il, que tu me dises comment tu te sens quand je suis comme ça en face de toi.
- Comment je me sens ? Eh bien, rien de particulier… Je me sens bien.
- Alors maintenant, ferme les yeux.
J’obtempérai, me demandant ce qu’il allait me faire.
- Quand tu les rouvriras, dans quelques secondes, je veux que tu sois à l’écoute de ton ressenti et que tu me dises comment il évolue. Vas-y, ouvre les yeux.
Il était toujours assis sur la chaise, mais avait changé de posture. Ses deux mains étaient posées sur ses genoux, ce qui n’était pas le cas avant. Cela me sauta aux yeux. Mon ressenti ?... Un peu étrange, mais difficile de préciser…
- Je dirais que ça fait bizarre.
- Tu te sens mieux ou moins bien qu’avant ?
- Mais qu’est-ce que vous entendez exactement par là ?
- Bon, quand tu prends l’ascenseur avec quelqu’un que tu connais peu, tu te sens en général moins à l’aise pour communiquer avec lui que si vous vous parliez dans la rue, pas vrai ?
- Certes…
- C’est de ça que je parle. Je voudrais que tu évalues ton confort de communication en fonction de ma posture.
- D’accord, c’est plus clair.
- Donc, je te repose la question : si tu devais entretenir une conversation avec moi, est-ce que tu te sentirais plutôt mieux ou plutôt moins à l’aise depuis que j’ai changé de posture ?
- Plutôt moins.
- Ok. Referme les yeux… Voilà… Maintenant, rouvre-les.
Il avait encore changé de position. Son menton reposait sur la paume de sa main, son coude étant en appui sur sa cuisse.
- Je me sens, comment dire… observé. Pas très agréable.
- D’accord. Ferme encore les yeux et… tu peux regarder.
- Beaucoup mieux !
Il avait les deux avant-bras posés sur ses cuisses et était un peu avachi sur sa chaise.
- On recommence.
Il adopta successivement une douzaine de postures. À deux ou trois reprises, je me sentis clairement mieux que les autres fois.
- Catherine ? dit-il, se tournant vers elle.
- C’est très net, me dit-elle. Vous dites vous sentir bien chaque fois qu’Yves adopte la même posture que vous. Dès que son corps a une position différente de la vôtre, vous êtes moins à l’aise.
- Vous voulez dire que chaque fois que je me suis senti bien, c’était parce qu’il se tenait comme moi ?
Du coup, je pris conscience de la position de mon corps sur la chaise.
- Oui.
- C’est dingue, ce truc !
- N’est-ce pas ?
- C’est comme ça pour tout le monde ?
- Oui.
- Pour être précis, ajouta Catherine, c’est le cas pour la très grande majorité des gens, mais pas pour tous. Il y a quelques exceptions.
- Arrête de toujours chicaner, Catherine ! Ça ne change rien…
- Mais comment explique-t-on ça ? demandais-je.
- C’est un phénomène naturel qui a été mis en évidence par des chercheurs américains. En fait, je crois qu’à l’origine ils ont commencé par montrer que lorsque deux personnes communiquent bien, que le courant passe, elles se synchronisent l’une sur l’autre inconsciemment et, au bout du compte, elles se retrouvent à adopter des postures similaires. D’ailleurs, tout le monde peut l’observer. Par exemple… quand on voit un couple d’amoureux au restaurant, il n’est pas rare qu’ils se tiennent exactement de la même façon, que ce soit les coudes sur la table, la tête posée sur la paume de la main, le buste en avant ou en arrière, les mains sur les genoux ou en train de tripoter les porte-couteaux…
- C’est très étonnant. . .
- Et ces chercheurs ont ensuite montré qu’on pouvait recréer le phénomène en•l’inversant : si l’on se synchronise volontairement sur l’attitude d’une personne, cela va contribuer à ce que chacun se sente bien avec l’autre, rapidement. Donc cela facilite grandement la qualité de la communication. Mais pour que ça marche, il ne suffit pas de le mettre en œuvre comme une technique qu’on applique : il est nécessaire d’avoir sincèrement envie d’épouser le monde de l’autre.
- C’est évidemment troublant, mais – et vous allez encore trouver que je fais de la résistance – s’il faut étudier la gestuelle de son interlocuteur et s’ adapter en conséquence, on perd complètement son naturel !
Il eut un petit sourire amusé.
- Tu veux que je te dise ?
- Quoi ?
– Tu le fais déjà naturellement…
- Pas du tout !
– Si, je t’assure.
– Enfin, voyons ! Je ne connaissais rien de tout ça il y a encore cinq minutes !
Son sourire s’accentua.
– Comment t’y prends-tu quand tu veux entrer en relation avec un petit enfant de deux ou trois ans ?
– Ça ne m’arrive pas tous les jours…
- Souviens-toi de la dernière fois.
– Eh bien… j’ai parlé au fils de ma concierge, il y a peut-être quinze jours. Je lui ai demandé de me raconter ce qu’il avait fait dans la journée, à la crèche…
Au fur et à mesure que je répondais, je prenais conscience de cette vérité d’autant plus étonnante qu’elle était fraîche dans ma mémoire : pour parler au petit Marc, je m’étais accroupi, me mettant à sa hauteur, j’avais naturellement pris une petite voix et choisi des mots les plus simples possibles, les plus proches de son vocabulaire. Naturellement. Je n’avais fait aucun effort pour cela. J’avais juste eu l’envie sincère de l’amener à me raconter à quoi ressemblait une crèche française.
- Et tu sais plus incroyable ?
- Allez-y.
- Quand on réussit à créer et à maintenir un certain laps de, temps cette qualité de communication, c’est un moment tellement précieux que chacun fait inconsciemment tout pour la conserver. Par exemple, pour s’en tenir à l’aspect gestuel, si l’un change légèrement de posture, l’autre suit, sans s’en rendre compte.
- Vous voulez dire que si j’adopte la posture d’une personne pendant assez longtemps et que je change ensuite la façon dont je me tiens, elle va suivre mon mouvement et changer comme moi ?
- Oui.
- C’est complètement dingue !
- Mais garde à l’esprit que l’essentiel est d’être sincère dans son intention d’entrer en relation avec l’autre.
- C’est quand même hallucinant, votre truc !
J’étais enthousiaste, excité par ce que je venais de découvrir. J’avais l’impression d’avoir été jusqu’à présent aveugle et sourd à des aspects pourtant bien présents de mes échanges avec les gens. Il était étonnant de découvrir qu’au-delà de nos mots, il se passait des tas de choses dont nous n’avions même pas conscience des messages échangés par nos corps".

GOUNELLE Laurent, « Dieu voyage toujours incognito », éd. Anne Carrière, 2010, (p. 128-135)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire