mardi 28 février 2017

Les hommes semblent plus enclins que les femmes à éprouver de la joie "malsaine"

[Dans une expérience], nous avons évalué les réponses cérébrales des participants occupés à observer un joueur sympathique et honnête auquel on infligeait une douleur, et ensuite leurs réponses lorsqu'ils regardaient un joueur désagréable et malhonnête recevant les mêmes stimuli douloureux.
Cette expérience montre une différence dans les schémas de réponses empathiques entre les hommes et les femmes. On observe chez les hommes une réponse empathique à la souffrance d'une personne qui joue honnêtement. Mais lorsqu'ils observent une personne malhonnête en train de recevoir des stimuli douloureux, un signal est activé dans une partie spécifique de leur cerveau appelé le noyau accumbens, qui est associé aux sentiments de récompense et de plaisir (cette partie du cerveau est aussi activée lorsque vous vous apprêtez à manger un délicieux morceau de chocolat). Nous avons également distribué des questionnaires aux participants. Plus le désir de revanche exprimé dans ce questionnaire était fort, plus le signal de récompense était élevé chez les hommes lorsqu'ils voyaient la personne malhonnête souffrir.
En revanche, on a observé chez les femmes des réponses cérébrales empathiques aussi bien lorsqu'elles observaient des joueurs honnêtes ou malhonnêtes en train de recevoir des stimuli douloureux. Bien qu'elles aient exprimé dans le questionnaire une antipathie à l'égard des joueurs malhonnêtes, on ne décelait pas chez ces dernières la même intensité du signal de récompense associé aux sentiments de revanche et de malveillance, ou Schadenfreude. Chez la plupart des femmes, l'intensité du signal de récompense associé aux sentiments de revanche et de joie malveillante était beaucoup moins forte.

(RICARD Matthieu et SINGER Tania, « Vers une société altruiste », Conversations sur l’altruisme et la compassion réunissant sa Sainteté le Dalaï-lama, des scientifiques et des économistes [Conférence Mind and Life du 9-11 avril 2010 à Zurich] (2015), p. 50-52)

Épines de cactus, Jardin Majorelle (Marrakech, Maroc)

samedi 25 février 2017

La notion de "souffrance" dans les enseignements bouddhistes

En tant qu'êtres humains, nous souffrons aussi de ne pas avoir ce que nous voulons et de ne pas garder ce que nous avons.
KALOU RINPOTCHÉ
La première des quatre nobles vérités [du Bouddhisme] est la vérité de la souffrance. Au fil des siècles, on a traduit de bien des façons les soûtras relatifs à ces enseignements. Suivant la traduction que vous lisez, ce principe fondamental de l'expérience peut s'énoncer comme : « II y a de la souffrance », ou même plus simplement : « La souffrance est. »
Au premier abord, la première des quatre nobles vérités peut sembler assez déprimante. En la découvrant, beaucoup de gens ont tendance à rejeter le bouddhisme comme quelque chose de particulièrement pessimiste. « Oh, ces bouddhistes sont toujours en train de se plaindre en disant que la vie est dure ! La seule façon d'être heureux, c'est de renoncer au monde et de se retirer quelque part dans les montagnes pour méditer toute la journée. Quel ennui ! Je ne suis pas malheureux. J'ai une vie merveilleuse !
Il est important de noter, en premier lieu, que les enseignements bouddhistes ne prétendent pas que, pour trouver la vraie liberté, les gens doivent renoncer à leur maison, leur travail, leur voiture, ni à aucun de leurs biens matériels. Comme le montre l'histoire de sa vie, le Bouddha lui-même s'était essayé à une vie d'austérité extrême sans trouver la paix qu'il recherchait. Par ailleurs, il est indéniable que, pour certains, les circonstances peuvent momentanément être telles qu'ils se disent que la vie ne pourrait être plus parfaite. J'ai rencontré des tas de gens qui semblent plutôt satisfaits de leur vie. Si je leur demande comment ils vont, ils répondent : « Bien », ou « Super! » Jusqu'au moment, bien sûr, où ils tombent malades, perdent leur emploi, ou bien encore que leurs enfants atteignent l'adolescence et, du jour au lendemain, passent de l'état de boute-en-train à celui d'étrangers maussades et agités qui ne veulent plus rien à voir avec leurs parents. Si je leur demande alors comment ils vont, leur réponse change un peu : « Je vais bien, mais... », ou : « Tout est super, mais... »
Le message essentiel de la première des quatre nobles vérités est peut-être celui-ci : la vie présente une certaine façon d'interrompre les choses en cours, qui offre des surprises capitales même aux plus satisfaits d'entre nous. On peut voir dans toutes ces surprises — de même que les expériences plus subtiles et moins évidentes comme les maux et les douleurs qui viennent avec l'âge, la frustration de faire la queue au supermarché, ou simplement le fait d'être en retard à un rendez-vous — des manifestations de la souffrance.
Je comprends pourquoi ce point de vue d'ensemble peut être dur à saisir. La « souffrance » — terme qui apparaît le plus souvent dans les traductions — est un mot chargé. Quand on l'entend ou le lit pour la première fois, on a tendance à croire qu'il fait uniquement référence à une douleur extrême ou à une affection chronique.
Mais le mot dukkha, tel qu'il est employé dans les soûtras, a en fait un sens plus proche de celui de mots courants comme « maladie », « malaise », « gêne » et « insatisfaction ». Certains textes bouddhistes l'expliquent à l'aide de l'analogie saisissante de la roue du potier qui, frottant contre quelque chose en tournant, produit une espèce de crissement. On trouve dans certains commentaires l'image d'un homme qui se déplace dans un chariot dont une roue est légèrement cassée : chaque fois que l'endroit cassé de la roue touche le sol, il y a une secousse.
Donc, si le mot souffrance — ou dukkha — renvoie pour nous à des conditions extrêmes, dans la bouche du Bouddha, puis dans celle des maîtres de philosophie et de pratique bouddhistes, il fait plutôt référence au sentiment général qu'il y a quelque chose qui ne va pas tout à fait : que la vie serait meilleure si les circonstances n'étaient pas les mêmes ; que nous serions plus heureux si nous étions plus jeunes, plus maigres ou plus riches, que nous ayons une liaison ou que nous n'en n'ayons pas. La liste de nos misères n'a pas de fin. Dukkha couvre donc le spectre tout entier de ces désagréments qui vont de choses aussi simples qu'une démangeaison à des expériences plus traumatisantes de douleurs chroniques ou de maladie mortelle. Peut-être qu'un de ces jours, on acceptera le mot dukkha dans beaucoup de langues et de cultures différentes, comme c'est le cas pour le mot sanskrit karma – ce qui élargira notre compréhension de ce que souvent, on traduit para souffrance ».
De même que, en permettant à un médecin d'identifier les symptômes d'une maladie, on fait un premier  pas dans le traitement, comprendre que dukkha est la condition fondamentale de la vie, c'est le premier pas dans la libération de l'inconfort et du malaise. Pour certains, cependant, le simple fait d'entendre la première noble vérité peut déjà être une expérience libératrice.

(Yongey Mingyour Rinpotché, « Bonheur de la sagesse », préfacé par Matthieu Ricard, Le livre de poche n°32 372, 2011,  p.57-60)

Vallée du Drâa (Maroc)

mercredi 22 février 2017

Entrainement de l'esprit et action

Aiguiser sa hache
Un jeune homme à la recherche de travail arriva un soir dans un camp de bûcherons. Le premier jour, il travailla extrêmement dur et coupa beaucoup d’arbres. Le deuxième jour, il travailla avec autant d’entrain que la veille mais n’arriva qu’à la moitié de sa performance. Très embêté, il décida, pour corriger la situation, d’abattre davantage d'arbres le lendemain. Il se mit à la tâche très tôt et s’attaqua furieusement aux arbres avec sa hache, en vain : il en coupa encore moins. Honteux et découragé, il alla voir celui qui l’avait engagé : « Je suis désolé de vous avoir déçu, je fais de mon mieux pour honorer la confiance que vous avez placée en moi, mais mes résultats sont médiocres : je ne comprends pas ce qui m’arrive. » Après l’avoir écouté, le patron demanda au jeune homme avec douceur : « Quand as-tu aiguisé ta hache pour la dernière fois ? » « Je n’ai pas eu le temps de le faire, répondit le jeune apprenti, j’étais trop occupé à couper les arbres. »
(Ilios KOTSOU, Caroline LESIRE, Pierre RABHI et Matthieu RICARD, in « Se changer, changer le monde » (2013), Éd. J’ai Lu n°11074, 2015, p.21-23)

Arbres sur la côte de la Bretagne (France)

jeudi 16 février 2017

Méditation et vie moderne

Autour du feu
Dans les temps anciens, à la tombée de la nuit, la seule source de lumière disponible, mise à part la clarté de la pleine lune et des étoiles, était le feu. Pendant des millions d’années, dans l’obscurité et le froid, les humains se sont assis autour des feux, en contemplant les braises. Peut-être, la méditation traditionnelle est-elle née à cette époque.
Le feu était d’un grand réconfort – source de lumière, de chaleur et une protection contre les animaux sauvages. S’asseoir autour d’un feu détendait les gens à la fin de la journée. À sa lueur vacillante, nos ancêtres racontaient des histoires sur ce qui leur était arrivé pendant une journée de chasse. D’autres hommes, assis en silence, voyaient dans les flammes changeantes la réflexion d’un paysage magique et imaginaire. Le feu rendait supportable l’obscurité de la nuit et donnait une sensation de sécurité. Il était vivifiant, chaleureux, apaisant, incitant à la réflexion, et indispensable à la survie de l’homme.
Aujourd’hui, cette nécessité a disparu de notre vie quotidienne et avec elle, presque toutes les occasions de rester dans le calme. Dans le monde actuel, le feu est peu pratique, un luxe occasionnel, symbole d’une certaine atmosphère d’intimité. Quand le jour baisse au dehors, nous n’avons qu’à appuyer sur l’interrupteur. Un flot de lumière inonde notre intérieur, remplissant d’activité notre journée jusque tard dans la nuit si nous le désirons. La vie moderne ne nous laisse que peu de temps pour « être » à moins de prendre ce temps délibérément. Nous ne sommes plus forcés de nous interrompre dans ce que nous faisions, à cause du déclin du jour… Cette interruption qui intervenait chaque soir, nous obligeant à changer de vitesse, à lâcher les activités de la journée, nous manque. L’esprit a peu l’occasion, aujourd’hui, de se concentrer dans la quiétude, au coin du feu.
À la place, nous regardons à la fin de la journée la télévision, un feu électronique dont l’énergie est pâle en comparaison. Nous sommes soumis à un bombardement incessant de sons et d’images qui proviennent de cerveaux étrangers, qui nous bourrent le crâne d’informations tronquées, de fadaises crétinisantes, des aventures et des désirs des autres. Regarder la télé laisse encore moins de place pour expérimenter le calme. Dévorant le temps, l’espace et le silence, elle induit en nous une sorte de passivité soporifique. « Du bubble-gum pour les yeux », disait Steve Allen en parlant de la télévision. Les journaux et les magazines en font presque autant car ils nous volent des moments précieux que nous pourrions vivre plus pleinement.
Nous n’avons pas vraiment besoin de succomber à la dépendance que créent ces divertissements extérieurs et ces distractions multiples. Nous sommes capables de développer d’autres habitudes qui nous ramènent à ce désir primordial de chaleur, de tranquillité et de paix intérieure. Quand nous sommes assis en nous concentrant sur notre souffle, par exemple, cela ressemble beaucoup à s’asseoir auprès d’un feu. En examinant la respiration en profondeur, nous pouvons imaginer, autant que nos ancêtres rêvaient sur les flammes et les braises, les reflets dansants de notre esprit.
La méditation peut générer aussi une certaine chaleur. Et si nous n’essayons pas d’arriver quelque part mais que nous demeurions seulement dans le moment présent, il peut arriver que nous ayons la chance de tomber sur une quiétude ancienne – derrière et en deçà de nos pensées conscientes – que les hommes trouvaient, assis autour du feu, en des temps primitifs et plus simples.

(Dr Jon KABAT-ZINN, « Où tu vas, tu es », 1994, J’ai Lu n°7 516, 2009, p.183-185) 
Jon Kabat-Zinn est l’inventeur d’une méditation accessible à tous : la « méditation en pleine conscience ». À ce jour [en 2012], plus de 550 centres, hôpitaux ou cliniques utilisent la MBSR aux États-Unis, et plus de 700 à travers le monde, l’utilisent comme outil de soin.

Feu de camp et cuisson du pain, Erg Mehedjebat (Algérie)

jeudi 9 février 2017

Pourquoi les zèbres ne font pas d'ulcères ?

« Pourquoi les zèbres ne font pas d'ulcères ? », nous demande un livre qui fut il y a quelques années un grand succès aux États-Unis. La question est plus importante qu'elle n'en a l'air : imaginez un instant que vous soyez transformé en zèbre... Votre vie serait très souvent menacée, car, dans la savane où vous vivriez, vous représenteriez un des gibiers favoris des grands carnassiers. Régulièrement, des lions vous prendraient en chasse. Le plus souvent, vous en réchapperiez, mais tout de même ! Il est probable que vous auriez en mémoire des tas de souvenirs terrifiants, des cauchemars de poursuites où vous auriez été à deux doigts d'y passer vous réveilleraient toutes les nuits. Et vous ressentiriez des tas d'angoisses pour le prochain moment où vous devriez aller boire au point d'eau : et si des lions (ou plutôt des lionnes, puisque ce sont elles qui font le boulot) étaient en embuscade dans le coin ?
Bref, si les zèbres avaient le même cerveau que nous, ils auraient probablement beaucoup d'ulcères : car ils ne seraient pas seulement stressés lors des poursuites par les lions, mais aussi avant et après ces poursuites. C'est-à-dire toute leur vie. Heureusement pour eux, leurs cerveaux ne fonctionnent pas comme les nôtres et les zèbres n'ont pas d'ulcères parce qu'ils vivent dans l'instant présent. Quand ils sont en danger, ils stressent à fond. Puis, le danger passé, ils ne stressent plus et savourent ce qu'il y a à savourer. Nous aurions intérêt à être un peu plus souvent zèbres...

(ANDRÉ Christophe, « Et n’oublie pas d’être heureux », Éd. Odile Jacob, 2014, p.372-373)

Zèbres, parc d'Etosha (Namibie)