samedi 30 avril 2011

La sagesse de la nature

"Un philosophe demanda un jour à saint Antoine : « Père, comment pouvez-vous être si heureux, alors que vous êtes privé de la consolation que donnent les livres ? » Antoine répondit : « Mon livre, ô philosophe, c’est la nature et, quand je veux lire les paroles de Dieu, il est toujours devant moi. »"

« La sagesse du désert, aphorismes des Pères du désert », présentés par Thomas Merton, Albin Michel, 2006, p. 93

Niger, herbe soufflée par le vent

Patience et humilité

"Un Ancien vivait avec un novice éprouvé, mais un jour, irrité par lui, il le chassa de sa cellule. Or le novice s’assit au-dehors et attendit l’Ancien. Celui-ci, en ouvrant sa porte, le trouva et lui exprima sa contrition en disant : « Vous êtes mon Père, parce que votre patience et votre humilité ont été plus fortes que la faiblesse de mon âme. Rentrez ; vous serez l’Ancien et le Père, je serai le jeune et le novice, car, par votre bonne action, vous avez été plus loin que ma vieillesse sur le chemin de la vertu".

« La sagesse du désert, aphorismes des Pères du désert », présentés par Thomas Merton, Albin Michel, 2006, p. 89-90

Niger

Communication non violente

"Le premier principe de la communication non violente est de remplacer tout jugement – c’est-à-dire toute critique – par une observation objective. Au lieu de dire « Vous avez fait preuve d’incompétence », ou même « ce rapport n’est pas bon » - ce qui met immédiatement la personne à qui nous parlons sur la défensive -, il vaut mieux tout simplement être objectif et précis : « Dans ce rapport, il y a trois idées qui me semblent manquer pour communiquer notre message. » Plus l’on est précis et objectif, plus ce que l’on dit est interprété par l’autre comme une tentative légitime de communication plutôt que comme une critique potentielle. Le psychologue Marshall Rosenberg cite une étude qui s’est penchée sur la relation entre la littérature d’un pays et la violence de ses habitants : selon celle-ci, plus les œuvres contiennent des termes qui classent les gens – qui les jugent comme « bons » ou « mauvais » -, plus la violence s’exprime librement dans les rues du pays.

Le deuxième principe est d’éviter tout jugement sur l’autre pour se concentrer entièrement sur ce que l’on ressent. C’est la clé absolue de la communication émotionnelle. Si je parle de ce que je ressens, personne ne peut en débattre avec moi. Si je dis : « Tu es en retard, c’est ton égoïsme habituel… », l’autre ne peut que contester ce que j’avance. Par contre, si je dis : « Nous avions rendez-vous à huit heures et il est huit heures et demie. C’est la seconde fois en un mois ; quand tu fais cela, je me sens frustrée et même parfois humiliée », il ne pourra remettre en cause mes sentiments. Ceux-ci m’appartiennent entièrement ! Tout l’effort consiste à décrire la situation avec des phrases qui commencent par « je » plutôt que par « tu » ou par « vous ». En parlant de moi, et seulement de moi, je ne critique plus mon interlocuteur, je ne l’attaque pas, je suis dans l’émotion, donc dans l’authenticité et l’ouverture. Si je m’y prends bien et si je suis miment honnête avec moi-même, j’irai même jusqu’à me rendre vulnérable en lui indiquant comment il m’a fait mal. Vulnérable parce que je lui aurai dévoilé une de mes faiblesses. Mais, le plus souvent, c’est justement cette candeur qui va désarmer l’adversaire et lui donner envie de coopérer – dans la mesure où lui aussi souhaite préserver notre relation. C’est exactement ce que faisait Georges avec sa tante Esther (« Quand vous m’appelez… je me sens frustré…  ») ou encore l’opératrice de la compagnie aérienne (« quand vous élevez la voix, je ne peux pas me concentrer pour vous aider… »). Ils ne parlaient que de deux choses : ce qui venait de se passer objectivement et qui ne prêtait à aucun débat – et ce qu’ils ressentaient. Pas un mot n’était dit sur ce qu’ils pensaient de l’autre parce que cela n’aurait servi à rien.
Selon Rosenberg, il est encore plus efficace non seulement de dire ce que l’on ressent, mais aussi de faire part à l’autre de l’espoir partagé qui a été déçu. « Quand tu arrives en retard, alors que nous avons rendez-vous pour aller au cinéma, je me sens frustrée parce j’aime beaucoup voir le début d’un film. C’est important pour moi pour pouvoir profiter de toute la séance. » Ou encore : « Quand tu ne m’appelles pas pour donner de tes nouvelles pendant une semaine, j’ai peur qu’il ne soit arrivé quelque chose. J’ai besoin d’être assurée que tout va bien. » Ou, dans le contexte du travail : « Quand vous laissez circuler un document avec des fautes d’orthographe, je me sens personnellement embarrassé parce que c’est mon image et celle de toute l’équipe qui sont affectées. Je tiens beaucoup à notre image et à notre réputation, surtout après que nous avons travaillé aussi dur pour nous faire respecter. »

Servan-Schreiber David – Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, Éditions Robert Laffont 2003, p. 212-213

La méditation qui guérit

"Laissez vos yeux se fermer doucement, portez votre attention vers l’intérieur, et souvenez-vous que c’est un moment consacré aux forces de guérison. » La petite flamme de la bougie rappelle que c’est un moment hors du temps et des préoccupations ordinaires de la vie. Que pendant ces dix minutes, nous pouvons nous autoriser à nous couper du monde, et à ne penser ni au passé – dont pas une seule seconde ne reviendra jamais – ni au futur, qui, par essence, est inconnaissable. La petite flamme symbolise aussi ce que nous allons essayer d’accueillir à l’intérieur de nous-même : la fragile lueur de vie qui vacille sous le souffle de tous les événements extérieurs, mais qui, tenace, ne s’éteint pas.
Lorsqu’une pensée pressante vient nous distraire, il suffit de la laisser glisser avec l’expiration en se disant « pas maintenant, je peux y repenser dans dix minutes », et elle lâche prise. Souvent, une autre pensée du même type la remplace mais elle glisse tout aussi facilement à son tour pour disparaître au bout de la pause qui suivait l’expiration. Ces pensées sont comme des bulles de savon qui montent à la surface de 1’esprit pour éclater doucement et disparaître. Il est curieux de constater que ces pensées – qui semblaient le plus souvent importantes, impérieuses, urgentes - peuvent avoir cette légèreté au point de s’évanouir si nous n’y prêtons pas attention… Plus nous avançons, plus nous pouvons à la fois sentir une tension inconfortable en nous-même, et, en même temps, nous dire que, puisque nous pouvons l’observer, elle ne constituait pas la totalité de notre être. Nous pouvons ressentir que nous sommes anxieux, tout en constatant : « Mais je ne suis pas mon anxiété. » Et, étrangement, nous remarquons que cette perspective apporte avec elle un peu plus de calme".

Servan-Schreiber David, « Anticancer, Prévenir et lutter grâce à nos défenses naturelles », Éditions Robert Laffont 2007, p. 268-270

jeudi 14 avril 2011

Les portes et fenêtres de l'âme

"Un certain frère fut un jour loué par tous les autres en présence de l’Abbé Antoine, mais lorsque l’Ancien le mit à l’épreuve il s’aperçut qu’il ne pouvait pas supporter d’être insulté. Alors l’Abbé Antoine lui dit : « Toi, mon frère, tu ressembles à une maison qui possède une porte grande et solide, mais dans laquelle les voleurs pénètrent par toutes les fenêtres.»"

« La sagesse du désert, aphorismes des Pères du désert », présentés par Thomas Merton, Albin Michel, 2006, p.70-71

Nos gènes sont altruistes

"Ce sens que l’on trouve dans le lien aux autres, ce n’est pas un diktat de la culture ou de la morale sociale. C’est un besoin du cerveau lui-même : dans les trente dernières années, la sociobiologie a fait la démonstration que ce sont nos gènes eux-mêmes qui sont altruistes. L’orientation vers les autres et la paix intérieure que nous en tirons font partie de notre fabrique génétique. Du coup, il n’est pas surprenant que cet altruisme soit au cœur de toutes les grandes traditions spirituelles. C’est d’abord une expérience dans le corps, une émotion, qui a été vécue tant par des sages taoïstes et hindous que par des penseurs judaïques, chrétiens ou musulmans – autant que par des millions d’êtres humains anonymes et souvent athées.
Dans les études sur les gens qui sont plus heureux dans leur vie que les autres, on décèle systématiquement deux facteurs : ils ont des relations affectives stables avec des êtres proches, et ils sont impliqués dans leur communauté. Nous avons déjà longuement parlé des relations affectives, mais qu’en est-il des liens sociaux plus larges ?
L’implication dans la communauté, c’est le fait de donner de sa personne et de son temps pour une cause dont nous ne tirons pas de bénéfice matériel en retour. C’est une des activités les plus efficaces lorsqu’il s’agit de pallier le sentiment de vide qui accompagne si souvent les états dépressifs. Et il n’est pas nécessaire de risquer sa vie ni de s’engager dans la Résistance.
Animer un peu la vie de personnes âgées en institution, travailler dans un refuge pour animaux, s’engager auprès de l’école de son quartier, participer au conseil municipal ou au syndicat d’entreprise, permet de se sentir moins isolé et, au final, moins anxieux et moins déprimé. C’est le Français Émile Durkheim qui, le premier, en a fait la démonstration. Dans son livre Le Suicide, œuvre fondatrice de la sociologie moderne, il a montré que ce sont les gens qui sont les moins bien « intégrés » dans leur communauté qui se suicident le plus. Depuis, les sociologues américains ont établi non seulement que les gens qui participent à des activités communautaires sont plus heureux, mais aussi qu’ils sont en meilleure santé et vivent plus longtemps que les autres. Une étude publiée dans l’American Journal of Cardiology souligne que, à conditions de santé égales, la mortalité de gens âgés et pauvres qui participent à des activités bénévoles tournées vers les autres est inférieure de 60 % à celle de gens qui ne le font pas. Une analyse des effets du bénévolat sur la santé publié dans Science – la principale revue scientifique du monde – conclut que celui-ci est une des meilleures garanties d’une vie plus longue, peut-être meilleure encore qu’une tension artérielle maîtrisée, qu’un faible taux de cholestérol, voire même qu’arrêter de fumer. Le plaisir dans le lien à autrui, le sentiment d’être impliqué dans le groupe social, est un remède remarquable pour le cerveau émotionnel, et donc aussi pour le corps".

Servan-Schreiber David – Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, Éditions Robert Laffont 2003, p. 237-238

Ni défoulement, ni refoulement

"Un certain Ancien, qui avait jeûné courageusement pendant cinquante ans, disait : « J’ai éteint en moi les flammes de la concupiscence, de l’avarice et de la vanité. » L’Abbé Abraham, l’ayant appris, vint le trouver et lui demanda : « Avez-vous vraiment dit cela ? »
– Oui, répondit l’Ancien.
Alors l’Abbé Abraham déclara : « Si, en entrant dans votre cellule, vous trouvez une femme étendue sur votre natte, pouvez-vous la considérer comme si ce n’était pas une femme ? »
L’autre répondit : « Non, mais je peux lutter pour ne pas la toucher. »
– Alors vous n’avez pas tué en vous la fornication, dit l’Abbé Abraham. La passion vit, mais elle est enchaînée. Supposez maintenant qu’étant en voyage, vous apercevez de l’or parmi les pierres et les débris de poterie du chemin : pouvez-vous le regarder comme s’il n’avait pas plus de valeur que le reste ?
– Non, répondit-il, mais je résiste à mes désirs et je ne le ramasse pas. »
Alors l’Abbé Abraham observa : « Vous voyez, la passion est encore vivante en vous, mais elle est enchaînée. » Puis il reprit : « Si vous entendez parler de deux frères, dont l’un vous aime et dit du bien de vous, tandis que l’autre vous déteste et dit du mal de vous, et qu’ils viennent vous voir, les recevrez-vous de la même façon ? »
– Non, et j’aurai l’âme déchirée parce que je m’efforcerai d’être aussi agréable envers celui qui me déteste qu’envers l’autre.
Alors l’Abbé Abraham conclut : « Donc vos passions ne sont pas mortes car … elles sont seulement, jusqu’à un certain point, enchaînées.»"

« La sagesse du désert, aphorismes des Pères du désert », présentés par Thomas Merton, Albin Michel, 2006, p. 103

Deux histoires

"... Monseigneur Bienvenu s'était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.
— Ah! vous voilà! s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Eh bien mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts?
Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre.
— Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l'avons rencontré. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie...
— Et il vous a dit, interrompit l'évêque en souriant, qu'elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ! Je vois la chose. Et vous l'avez ramené ici ? C'est une méprise.
— Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?
— Sans doute, répondit l'évêque.
Les gendarmes tachèrent Jean Valjean qui recula.
— Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse ? dit-il d'une voix presque inarticulée et comme s'il parlait dans le sommeil.
— Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas? dit un gendarme.
— Mon ami, reprit l'évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.
Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta à Jean Valjean, les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui put déranger l'évêque.
Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré.
— Maintenant, dit l'évêque, allez en paix. — A propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n'est fermée qu'au loquet jour et nuit.
Puis se tournant vers la gendarmerie :
— Messieurs, vous pouvez vous retirer.
Les gendarmes s'éloignèrent.
Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir.
L'évêque s'approcha de lui, et lui dit à voix basse :
— N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme.
Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec solennité :
— Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu".

Victor Hugo, « Les Misérables », Édition de 1862, Livre 1 Fantine, p. 237-239

*

L’Abbé Anastase avait copié, sur du très beau parchemin qui valait dix-huit sous, le Nouveau et l’Ancien Testaments en entier. Un jour un frère vint le voir, et, apercevant l’ouvrage, l’emporta. Ce même jour, lorsque l’Abbé Anastase voulut lire ce livre, il s’aperçut qu’il avait disparu et comprit que le frère l’avait pris. Mais il n’envoya personne l’interroger, de crainte que le frère n’ajoutât le parjure au vol.
Or celui-ci se rendit à la ville voisine pour vendre le livre, dont il demanda seize sous. L’acheteur lui dit : « Confiez-moi le livre pour que je puisse voir s’il vaut ce prix-là. » Et l’acheteur le rapporta à saint Anastase en lui disant : « Père, veuillez regarder ce livre et me dire si vous croyez que je devrais l’acheter pour seize sous. Vaut-il ce prix-là ? » L’Abbé Anastase répondit : « Oui, c’est un beau livre, il vaut ce prix-là. » L’acheteur revint trouver le frère et lui dit : « Voici votre argent. J’ai montré le livre à l’Abbé Anastase, qui l’a trouvé beau et estime qu’il vaut au moins seize sous. » Le frère demanda alors : « Est-ce tout ce qu’il a dit ? N’a-t-il pas fait d’autres remarques ?
– Non, répondit l’acheteur, pas un mot.
– Eh bien, dit le frère, j’ai changé d’avis ; je ne veux plus vendre ce livre.
Puis il se rendit en hâte chez l’Abbé Anastase et le supplia en pleurant de reprendre son livre ; mais l’Abbé refusa en disant : « Allez en paix, mon frère, je vous en fais cadeau. » Mais le frère répondit : « Si vous ne le reprenez pas je n’aurai plus jamais la paix. » Et le frère passa le reste de sa vie avec l’Abbé Anastase".

« La sagesse du désert, aphorismes des Pères du désert », présentée par Thomas Merton, Albin Michel, 2006, p. 49-50

Qu’est-ce qu’une vie réussie ?

"Un dialogue inédit entre Socrate et Jacques Séguéla

Le 13 février 2009, sur le plateau de l’émission Télématin (France 2), le publicitaire français Jacques Séguéla a tenu ces propos : « Comment peut-on reprocher à un président de la République d’avoir une Rolex ? Tout monde a une Rolex. Si à cinquante ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! »
Lecteur assidu de Platon, je me suis demandé ce que Socrate aurait pensé d’une telle parole. Le problème, c’est que les montres Rolex n’existaient pas encore à son époque - ce qui révèle de manière incidente combien les hommes du passé ont dû être malheureux. Mais peu importe, il devait bien exister dans l’Antiquité un symbole équivalent. J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé chez les historiens de l’Antiquité ce que pouvait être la Rolex du monde gréco-romain, cet objet à la fois non indispensable et prestigieux qu’il importe de posséder comme gage d’une vie réussie. Certes, les signes de richesse et de puissance étaient légion : de la maison au nombre d’esclaves, en passant par les incontournables bijoux. Mais point de trace de quelque chose d’aussi ridicule qu’une montre, qu’on aurait pu considérer comme le signe d’une existence admirable. Je me suis alors tourné vers l’un des meilleurs historiens modernes du monde antique : René Goscinny. Le père d’Astérix m’a donné la clé. Dans Le Domaine des dieux, il montre que le comble du chic c’est d’avoir un menhir dans son atrium (sorte de jardin intérieur).
Alors, avec un petit anachronisme de quelques siècles, j’imagine bien Socrate assistant aux jeux du cirque à Rome. Pendant l’entracte, tandis qu'on évacue les dépouilles ensanglantées des gladiateurs avant de donner quelques chrétiens en pâture aux lions, le speaker du cirque Maximus interroge le grand publicitaire de l’époque, Jacobus Seguelus Bonimentus, sur le côté bling bling du nouvel empereur. Et Seguelus de répondre : « Tout le monde a un menhir dans son jardin. Si à trente ans [cinquante c’est un peu beaucoup pour l’époque] on n’a pas un menhir dans son jardin, c’est quand même qu’on a raté sa vie. » La foule applaudit. Socrate reste dubitatif. À la fin du spectacle, il observe des centaines de braves citoyens romains se précipiter chez des marchands de menhirs. Interloqué, il arrête l’un d’eux. Débute alors le dialogue suivant :

SOCRATE : Dis-moi Julius CRETINUS Verus [c’est le nom du badaud], où donc te rends-tu d’un pas si pressé ?
Julius CRETINUS : Je vais à la via Condotti acheter un menhir.
SOCRATE : Pour quelle raison ?
Julius CRETINUS : Vous n’avez pas entendu Jacobus Seguelus Bonimentus dire que si à trente ans, on n’a pas un menhir dans son jardin, c’est qu’on a raté sa vie ? J’ai vingt-neuf ans et je ne tiens pas à ce qu’on pense une telle chose de moi !
SOCRATE : Ce n’est donc pas pour te convaincre toi, mais plutôt les autres que tu vas acheter un menhir ? Si tu t’interroges, crois-tu que ta vie soit ratée ?
Julius CRETINUS (pensif) : J’ai une femme et des enfants que j’aime ; un métier modeste, mais dans lequel je réussis ; une assez jolie domus et de nombreux amis. J’ai certes quelques soucis, mais je suis plutôt content de ma vie…
SOCRATE : Alors pourquoi courir acheter un menhir si tu penses que tu as plutôt réussi ta vie ?
Julius CRETINUS : Sans doute, Socrate, parce que les autres ne le savent pas. Si j’arbore un beau menhir dans mon jardin, ils penseront à coup sûr que j’ai réussi ma vie !
SOCRATE : Cela semble certain, Cretinus, puisque l’opinion commune le dit. Mais puisque tu sais que cela n’est pas vrai, en retireras-tu une réelle satisfaction ?
Julius CRETINUS : Sans doute pas. Mais je serai rassuré de savoir que mes voisins et mes amis penseront ainsi.
SOCRATE. : As-tu parmi tes connaissances quelqu’un qui possède un menhir dans son jardin ?
Julius CRETINUS : Bien sûr Socrate ! Plusieurs même !
SOCRATE : Et peux-tu affirmer avec certitude, sans risque aucun de te tromper, que toutes ces personnes sont heureuses et ont réussi leur vie ?
Julius CRETINUS : Certainement non ! Claudius est malheureux dans son mariage ; Lucius ne cesse de se plaindre que ses affaires sont au plus bas et qu’il devrait changer de métier ; Cornelius, bien qu’il soit très riche, ne s’est jamais remis de son accident de cheval et geint en permanence ; Caius s’est brouillé avec son fils… assurément aucun n’est vraiment heureux.
SOCRATE : Et pourtant l’opinion commune pense que lorsque l’on a un menhir dans son jardin on a réussi sa vie ?
Julius CRETINUS : C’est en effet ainsi que beaucoup pensent.
SOCRA1E : Mais tu sais bien, toi, que cette opinion est erronée !
Julius CRETINUS : Assurément.
SOCRATE : Si tu le sais, les autres le savent aussi. Nous connaissons tous des abrutis, des vicieux et des hommes très malheureux qui ont de magnifiques menhirs dans leur jardin.
Julius CRETINUS : C’est certain.
SOCRATE : Et tu crois donc, parce que tu auras toi aussi un menhir dans ton jardin, que les autres te croiront heureux et envieront ta vie ?
Julius CRETINUS : C’est peu probable, Socrate.
SOCRATE : Alors, pourquoi aller acheter ce menhir puisque tu sais par ton expérience et par ta réflexion que ce qu’a dit Seguelus est une bêtise et un mensonge ?
Julius CRETINUS (hésitant) : Tu as raison, Socrate. J’ai suivi la foule sans réfléchir. Je vais de ce pas retourner chez moi.
SOCRATE : Va plutôt t’acheter un menhir si tu aimes les menhirs. Mais ne crois jamais qu’il t’apportera le vrai bonheur ou qu’il sera le signe de ta réussite d’homme. Et si tu rencontres quelqu’un qui exhibe son menhir de manière ostensible pensant ainsi s’attirer l’estime d’autrui, ne l’envie pas mais ressens de la pitié pour lui, car c’est un homme bien misérable.

Mais revenons à Jacques Séguéla. Quelques jours plus tard, le 20 février, devant la pluie de critiques qui s’abat sur lui, il fait son mea-culpa dans le Grand Journal de Canal+ : « J’ai dit une immense connerie. C’est l’arroseur arrosé. On attend de moi que je sache communiquer. »  Bravo, c’est bien de le reconnaître. Mais pourtant cette déclaration laisse un arrière-goût d’insatisfaction. Imaginons que son lointain ancêtre ait rencontré Socrate quelques jours plus tard, après qu’il eut confessé son erreur devant l’indignation d’une partie de la population.

(Lire la suite dans:  Frédéric Lenoir, « Petit traité de vie intérieure », Plon, 2010.)
Le pesage de l'âme

Nous ne percevons qu'une partie du monde réel

"Les sens ne sont que d’une aide relative pour pénétrer la réalité. C’est pourquoi, quoique le contenu de chaque sensation soit la réalité en elle-même, ce qui est perçu n’est jamais la réalité dans son intégrité. La science a démontré, par exemple, que l’œil humain ne peut percevoir qu’une infime partie du spectre électromagnétique. Les rayonnements cosmiques et le radium sont parmi les nombreuses ondes qui ont une fréquence trop élevée pour être visibles par nous. Nous ne voyons pas les ondes radio. Quand nous voyons la lumière et entendons les sons, nous ne percevons des ondes qu’à l’intérieur d’un certain spectre de fréquences. Les rayons infrarouges nous sont invisibles, car ils ont des longueurs d’onde supérieures à celles que nous percevons. Comme les rayons X ont des longueurs d’onde inférieures à celles de la lumière visible, nous ne pouvons pas les voir non plus. Toute chose dans l’univers apparaîtrait différemment si nous pouvions voir les rayons X ! Nous ne pouvons pas non plus entendre les sons haut placés auxquels les oreilles des chiens et des autres animaux sont sensibles. Parmi les animaux de la terre, plusieurs sont capables de percevoir beaucoup plus de la réalité que nous, humains, ne le pouvons".

Thich Nhat Hanh, « La vision profonde, De la pleine conscience à la contemplation intérieure », Albin Michel n°131, 2009, p. 162-164